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16/10/2019

China Trends #3 – Coopération énergétique sino-russe: les dessous d’un mariage de raison

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China Trends #3 – Coopération énergétique sino-russe: les dessous d’un mariage de raison
 Viviana Zhu
Auteur
Analyste Chine - Anciennement Research Fellow - programme Asie, Institut Montaigne

Les relations entre la Chine et la Russie ont souvent été résumées par la formule "chaleur politique, froideur économique" (政热经冷). Par le passé, cette hypothèse fut remise en cause par des experts comme Xing Guangcheng, directeur de l'Institut de recherche sur les frontières chinoises (China Frontier Research Institute) de l'Académie chinoise des sciences sociales, qui, s’il admet que les relations politiques entre les deux pays se sont développées plus rapidement que leurs relations économiques, affirme néanmoins qu’on ne doit pas en conclure que ces dernières sont "froides". En 2018, les liens économiques entre la Chine et la Russie ont connu une avancée certaine, avec des échanges commerciaux ayant franchi le seuil des 100 milliards de dollars. Comme souligné par Gao Feng, porte-parole du ministère chinois du Commerce, 2018 a été l'"Année des résultats" (成果年) pour la coopération économique et commerciale entre la Chine et la Russie. Les deux gouvernements expriment enthousiasme et espoir quant à la prospérité future de leurs relations commerciales ; ils ambitionnent de doubler le montant annuel de leurs échanges dans un avenir proche.

Les relations politiques entre les deux pays se sont développées plus rapidement que leurs relations économiques, affirme néanmoins qu’on ne doit pas en conclure que ces dernières sont "froides".

Au cœur de cette relation, se dresse la coopération dans le domaine de l’énergie. Selon Dmitri Kozak, vice-Premier ministre russe en charge de l’énergie et de l’industrie, la coopération énergétique"atteint aujourd’hui un pic historique et présente un grand potentiel de développement". Deux Forums sino-russe du secteur de l'énergie se sont récemment succédés; le premier a eu lieu à Pékin en novembre 2018 et le second à Saint-Pétersbourg en juin 2019. Ces forums se sont soldés par la signature de 33 accords, témoignant de la volonté des deux parties de poursuivre leur coopération énergétique. La Russie s’est également engagée à lancer, à l’avenir, un nombre croissant de politiques de soutien industriel afin de doter la coopération sino-russe dans le domaine énergétique d’un environnement commercial qui soit plus stable, transparent, unifié et adapté.

Parmi les principaux projets énergétiques liant aujourd’hui les deux pays, on compte : les deux oléoducs Chine-Russie entre Mohe et Daqing (中俄原油管道) [1], tous deux opérationnels, le gazoduc Chine-Russie entre Heihe et Shanghai (中俄东线天然气管道) [2], encore en construction, le projet Yamal Liquid Natural Gas (亚马尔液化天然气项目), porté par des investissements russes, chinois et français et désormais opérationnel, ainsi que la centrale nucléaire Tianwan (田湾核电站), également opérationnelle et qui accueille des réacteurs de conception russe.

Comme indiqué par cette énumération, la coopération entre la Chine et la Russie couvre les domaines du pétrole, du gaz et de l'électricité. Du côté du pétrole, soulignons la complémentarité entre les deux pays : la Chine est le plus grand importateur et consommateur de pétrole au monde et la Russie en est le plus grand exportateur et producteur. Si en 1996, le pétrole russe ne comptait que pour 1,4 % des importations totales de pétrole brut de la Chine [3], ce taux a grimpé à 17 % en 2017, avec une importation moyenne de 3 millions de barils par jour, soit une augmentation annuelle de 18 %. En 2006, lors de sa visite à Pékin, le président russe Vladimir Poutine a souhaité promouvoir la création d’entreprises communes (joint ventures). La création de Vostok Energy en Russie s’inscrit dans ce cadre, la China National Petroleum Corporation (CNPC) et la société russe OJSC Rosneft Oil détenant respectivement 49 % et 51 % des parts. Toutefois, un article publié par la China Petroleum Enterprise Association souligne que, malgré l'implication croissante des entreprises chinoises dans l'industrie pétrolière en Russie, leur niveau d'investissement, leur taux de participation et leur capacité de production restent limités. L'article en conclut que la Chine n'a d'influence qu'en matière de négociations pétrolières dans ce pan de l’industrie russe, faisant de la Chine un acteur vulnérable, difficilement incontournable et confronté à un niveau élevé d'incertitude.

Selon la CNPC, en 2018, le taux de dépendance de la Chine à l'égard des hydrocarbures étrangers s’élevait à 69,8 % pour le pétrole et à 45,3 % pour le gaz. Feng Yujun, directeur adjoint de l'Institut d’études internationales (Institute of International Studies) de l'Université de Fudan, note que la dépendance énergétique de la Chine relève certainement d’une "faiblesse" (软肋), mais que le gigantesque marché de l'énergie et la capacité de consommation qu’elle présente sont des "avantages" (优势) dans la coopération énergétique". Il explique en outre que la Chine semble pâtir d’un "insatiable appétit énergétique (能源饥渴症)" et d’une "anxiété énergétique (能源焦虑症)". Cependant, à ses yeux, compte tenu des changements en cours dans la structure du marché pétrolier mondial et sa transition d’un marché naguère favorable aux vendeurs, à un marché favorable aux acheteurs, la Chine dispose d’un pouvoir de négociation accru du fait de sa forte demande - un avantage qu'elle doit, selon le chercheur, comprendre et exploiter.

Lin Boqiang, doyen de l'Institut chinois d'études des politiques énergétiques (China Institute for Energy Policy Studies) de l'Université de Xiamen, rappelle que la dépendance à l'égard de l'énergie importée n’aboutit pas mécaniquement à une insécurité/précarité vis-à-vis des sources d'énergie et que cette dépendance ne vient pas dicter l'économie, la stabilité sociale ou la politique étrangère d'un pays. Dans ce cadre, la Chine n'est donc pas aussi vulnérable qu'elle le croit et le fait de manifester son "anxiété énergétique" aux yeux du monde ne l’aidera pas à se positionner comme un acteur de premier plan dans le secteur de l'énergie.

La dépendance énergétique de la Chine relève certainement d’une "faiblesse" (软肋), mais que le gigantesque marché de l'énergie et la capacité de consommation qu’elle présente sont des"avantages" (优势) dans la coopération énergétique".

Même si, nous l’avons montré, la dépendance de la Chine ne se traduit pas en elle-même par une insécurité énergétique, sa dépendance à l’égard d'un exportateur unique est considérée comme une vulnérabilité. Yu Hongyuan, directeur de l'Institute for Comparative Politics and Public Policy aux Instituts d'études internationales de Shanghai, et Song Yiming, chercheur à l'Université Renmin de Chine, soulignent la nécessité pour la Chine de diversifier ses sources d'approvisionnement de pétrole afin de réduire sa dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient et réduire le risque lié au dilemme de Malacca, selon l’expression de Hu Jintao [4]. De fait, la Chine est fortement dépendante du pétrole moyen-oriental, et 82 % de ses importations de pétrole empruntent le détroit de Malacca. Li Peng, membre du Conseil d'administration de Yandong, entreprise publique de la province de Jilin, note pour sa part que les importations de pétrole en provenance de la Russie constituent l’une des rares sources ne passant pas par le détroit de Malacca, ce qui rend le pétrole russe essentiel pour l'amélioration de la sécurité énergétique chinoise [5]. Tout en comptant sur la Russie pour accroître cette sécurité énergétique, un autre groupe d'experts chinois signalent dans un document récent l’importance de la concurrence qui existe entre la Russie et les pays d'Asie centrale en matière d’exportations de pétrole [6]. Bien sûr, selon eux, les pays exportateurs de pétrole d'Asie centrale qui émergent sur le marché ne vont pas venir menacer la position dominante de la Russie à court terme, mais ils enrichissent la palette des options offertes à la Chine. Dans le même article, ces experts invitent la Chine à profiter de cette concurrence pour réduire les coûts d'importation du pétrole, ce qui lui permettra de renforcer encore son niveau de sécurité énergétique.

Evidemment, la coopération énergétique avec la Chine sert également les intérêts russes : elle réduit l’impact des sanctions occidentales sur l'économie du pays et constitue une impulsion positive. La Russie regarde de plus en plus vers l'Est (向东看) et devient de plus en plus active dans la recherche d'une coopération avec la Chine. Shi Ze, Senior Research Fellow à l'Institut chinois des études internationales, explique que pendant longtemps, les politiques commerciales russe et chinoise se sont concentrées sur l'Occident, avec pour conséquence un déséquilibre dans les relations entre Moscou et Pékin ; désormais, les deux pays reconnaissent la nécessité de ne pas s'exclure mutuellement à l’avenir. La situation actuelle, les rapports habituellement compliqués de la Russie avec les États-Unis et la guerre commerciale en cours entre la Chine et les États-Unis ont été des facteurs de rapprochement renforcé entre la Russie et la Chine. Cela dit, la relation entre les deux pays est également soumise à un certain nombre de variables tierces ; pensons par exemple aux investissements japonais dans le secteur énergétique russe ou à l'immense demande du marché indien.

"La Chine est l'un des partenaires les plus importants de la Russie dans le secteur de l'énergie" et "la Russie sera toujours un partenaire loyal dans le secteur énergétique chinois", fait valoir Aleksey Teksler, premier vice-ministre de l'Energie de la Fédération de Russie. La Chine coopère également avec la Russie dans l'Arctique pour construire la "Route polaire de la soie", mais Feng Yujun invite la Chine à davantage de prudence : il s’agit à ses yeux que la Chine tienne pleinement compte, en participant à des projets de cette nature, des risques liés aux ressources, à l'environnement, au climat, au marché et aux infrastructures. La Chine est dépendante en matière énergétique, mais en même temps, les pays exportateurs comme la Russie sont symétriquement dépendants du marché chinois. Tous les experts chinois cités dans cet article demandent à la Chine de gagner en assurance dans le secteur et de faire jouer plus judicieusement la carte de son pouvoir d'achat. La Chine doit devenir un partenaire plus séduisant et s'affranchir de sa préoccupation constante pour son "insatiable appétit énergétique".

 

Publication en intégralité

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References :

[1] The first line from Mohe (the northernmost Chinese city, which borders Russia in Heilongjiang province )  to Daqing (Heilongjiang province) was put into use in 2011, with an annual capacity of 15 million tonnes. The second one was built in parallel to the first one, operational since 2018 and doubled the annual import of Russian crude oil from 15 million tonnes to 30 million tonnes.

[2] The Chinese section of China-Russia East-Route natural gas pipeline, starts in Heihe (Heilongjiang Province), and terminates in Shanghai. The section is a spur from running from Siberia to China on the eastern portion of Russia’s "Power of Siberia" pipeline.

[3] Yu Hongyuan & Song Yiming "The Evolution of Sino-Russian Energy Diplomacy 中俄能源外交的历史演进", Area Studies and Global Development, 2018 Vol. 3

[4] Yu Hongyuan & Song Yiming, "The Evolution of Sino-Russian Energy Diplomacy 中俄能源外交的历史演进", Area Studies and Global Development, Vol. 3, 2018

[5] Li Peng, "China's energy security and Sino-Russian energy cooperation 中国能源安全与中俄能源合作", Modern Communication, No.10, 2019

[6] Liang Meng, Peng Yingying, Zhang Yanyun, Sun Li, Ren Zhongyuan, Zhang Qi, and Yang Ying, "Current Status of and Lessons from the Oil and Gas Transit Transportation in Russia and Central Asian Countries俄罗斯与中亚国家的油气过境运输现状及启示",  Oil & Gas Storage and Transportation, July 2019

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