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15/06/2018

Après le G7 – le retournement de la politique américaine se précise

Après le G7 – le retournement de la politique américaine se précise
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dénonciation de l’accord nucléaire avec l’Iran début mai, mise en place de nouveaux tarifs commerciaux, sommet chaotique du G7 à Charlevoix et enfin sommet de Singapour avec Kim Jong-un : peut-être la "séquence" constituée par ces événements apparaîtra-t-elle un jour comme le moment de "cristallisation" de la politique étrangère de Donald Trump.



Certes, il y avait eu auparavant les décisions de quitter l’Accord de Paris sur le climat, de dénoncer le traité de libre-échange transpacifique ou de renégocier l’ALENA. Certes, différentes réunions orageuses avec les alliés avaient eu lieu, mais un nouveau palier a été franchi dans l’attitude de défi de Washington à l’égard du reste du monde et dans la dégradation de la relation transatlantique

  • sur le JCPOA, les Américains ne se contentent pas de sortir de l’accord comme pour le climat, ils cherchent à tordre le bras des Européens et d’autres pour qu’ils cessent de commercer avec l’Iran ; 
  • sur le plan commercial, l’administration américaine est passée des menaces à la mise en œuvre de mesures hostiles tout en contestant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; 
  • et avec le G7, M. Trump est allé très loin dans l’étalage du mépris qu’il porte à la fois aux alliés historiques de l’Amérique et aux mécanismes de la coopération internationale. 

"Un dictateur héréditaire ennemi de l’Amérique trouve davantage grâce aux yeux de M. Trump que le Premier ministre canadien"

La démonstration a été en quelque sorte renforcée par le sommet de Singapour qui a achevé de laisser penser qu’un dictateur héréditaire ennemi de l’Amérique trouve davantage grâce aux yeux de M. Trump que le Premier ministre canadien. Le président Trump semble avoir désormais trouvé son style en politique étrangère : il dit ce qui lui passe par la tête sans vergogne, il ignore les ressorts profonds de l’Histoire et souvent le fond des dossiers, il personnalise tout à l’extrême, se fie principalement à son instinct et croit qu’à la fin des fins, tout se règle par des contacts personnels au plus haut niveau.



Si quelqu’un peut se réjouir de la "cristallisation" de la diplomatie trumpienne, c’est le président Poutine. En prenant l’avion pour le Québec – manifestement sans enthousiasme –, M. Trump a souhaité que la Russie soit réintégrée dans ce qui était auparavant le G8. Il ne lui est pas venu à l’idée que la Russie n’était pas vraiment une économie de marché, non plus qu’une large économie et encore moins une démocratie. Il ne considère pas comme dirimant que la Russie ait envahi l’Ukraine et annexé la Crimée – ce pourquoi elle a été expulsée du G8. M. Poutine s’est de son côté donné les gants d’indiquer qu’il n’était pas spécialement demandeur de retrouver sa place parmi les économies les plus avancées. Il se trouvait dans une station balnéaire du Sud de la Chine, où se réunissait le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) – qui regroupe la Chine, la Russie, quatre Etats d’Asie Centrale et, depuis peu, le Pakistan et l’Inde. M. Rouhani, le président iranien, était l’hôte d’honneur du sommet. A la différence de l’implosion du G7, tout s’est passé le plus suavement du monde à l’OCS. M. Xi a profité de l’occasion pour rappeler son attachement à une économie internationale ouverte. M. Poutine et ses collègues ont soutenu l’accord nucléaire avec l’Iran et appelé à des solutions de paix au Proche-Orient.

"M. Poutine a des raisons de fond de se réjouir. M. Trump a entamé un processus d’affaiblissement des institutions qui ont fait la force du monde occidental."

Sans doute ne faut-il pas exagérer l’importance de l’OCS, qui a surtout vocation à gérer les rivalités potentielles de ses membres. Comme ce fut le cas des rencontres des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) il y a quelques années, l’OCS a servi en l’occurrence de faire-valoir pour souligner les limites du G7, devenu, pour reprendre l’expression qui a fait mouche, le G6+1. Au-delà de l’épisode cependant, M. Poutine a des raisons de fond de se réjouir. M. Trump a entamé un processus d’affaiblissement des institutions qui ont fait la force du monde occidental. Comme l’a écrit le Financial Times, un G7-1 risque fort d’être en pratique un G0, compte tenu de la prééminence de l’économie américaine dans le monde occidental. On peut en outre prévoir un effet de contagion du désastre du G7 sur les institutions de sécurité de l’Occident. Un sommet de l’OTAN doit se tenir les 11 et 12 juillet à Bruxelles. Comment le président Trump va-t-il s’y comporter ? Maintenant qu’il a goûté à l’ivresse d’un sommet avec un dictateur, la perspective d’une rencontre avec Vladimir Poutine ne devient-elle pas plus ou moins inéluctable ? La politique de M. Trump prolonge celle de M. Obama dans la volonté de retrait de l'Amérique à l’égard de ses responsabilités dans le monde, mais de façon plus brutale et en y ajoutant un retournement contre les alliés des Etats-Unis : "vous serez moins protégés, vous devrez payer plus et nous n’excluons pas de nous entendre avec nos ennemis traditionnels plutôt qu’avec vous". 



Sans qu’ils aient vraiment à s’activer, les Russes voient ainsi se réaliser leur rêve traditionnel du "découplage" entre les Etats-Unis et l’Europe. En Asie, la politique de M. Trump risque en fait d’avoir des effets encore plus profonds que sur le Vieux Continent. La Chine de M. Xi est un animal très différent de la Russie de M. Poutine. Dans les cercles de réflexion stratégique à Washington, on tend à considérer que les Russes se situent dans une logique de contestation de l’ordre international, alors que les Chinois préféreraient opérer à l’intérieur de celui-ci : ils ont la certitude en effet de pouvoir en devenir l’acteur dominant à plus ou moins proche échéance. Cette analyse a ses limites. Par exemple, en projetant son soft power à travers ses "routes de la soie", la Chine impose en fait ses propres règles du jeu, sans s’embarrasser de celles des institutions de Bretton Woods. Dans la pratique quotidienne de sa politique étrangère, rien n’indique, malgré les discours de ses dirigeants sur le commerce et le climat, qu’elle soit prête à assurer vis-à-vis des grands problèmes du monde une part de responsabilité conforme à sa puissance économique. Et surtout, dans sa propre région, elle cherche clairement à établir une zone d’influence et accroît considérablement à cette fin ses capacités militaires. La leçon qui sera retenue du sommet de Singapour par les dirigeants japonais, taïwanais et même sud-coréens – ainsi que par beaucoup d’autres en Asie – sera que la garantie de sécurité américaine devient plus élusive, et la menace d’une hégémonie chinoise plus réelle. 

"Jusqu’à présent, les dirigeants européens, chacun dans son style, se sont efforcés de 'gérer' le défi posé par la politique de M. Trump par une stratégie de 'flatterie'."

Tout cela ne sera-t-il pas cependant contrebalancé par une confrontation sévère entre la Chine et l’Amérique de Trump ? On peut en fait en douter. Les dirigeants chinois sont capables de désamorcer l’escalade de la tension avec Washington sur le plan commercial. Ils ne manquent pas d’atouts pour cela, comme on l’a vu avec l’affaire de ZTE, cette société chinoise que le président américain a exempté de manière discrétionnaire des sanctions que son contournement des lois américaines justifiait. Ils y seront d’autant plus incités que, précisément, leur intérêt est d’exploiter à fond les opportunités géopolitiques qu’offre le retournement de la politique américaine. Leur jeu pourrait donc être de résister à Trump mais en trouvant un modus vivendi, ou une série de modus vivendi, avec lui.



Jusqu’à présent, les dirigeants européens, chacun dans son style, se sont efforcés de "gérer" le défi posé par la politique de M. Trump par une stratégie de "flatterie" (à l’égard du président) comme l’on dit à Washington. Le Premier ministre japonais, M. Abe, avait pratiqué avec zèle la même approche, jusque sur les greens de golfe. Au lendemain du G7, ils doivent constater qu’ils ont très largement échoué. Dans ce registre, seul le président sud-coréen, M. Moon, semblait avoir marqué des points, puisque la rencontre de Singapour répondait au départ à ses vœux. Cependant, il semble que les résultats du sommet avec Kim ne correspondent nullement à ce qu’il attendait. Les alliés et amis de l’Amérique doivent d’urgence revoir entièrement leur approche vis-à-vis de Trump, en prenant d’abord conscience de l’ampleur du retournement que le président des Etats-Unis est en train d’imprimer aux fondamentaux de la politique des Etats-Unis dans le monde. Ils auraient tort de spéculer sur la possibilité – réelle bien entendu, mais non assurée – que des cordes de rappel, sur le plan interne peut-être plus encore que sur le plan international, viennent limiter les pulsions et impulsions du chef actuel de la Maison Blanche. Comme le note justement The Economist, il est possible que la nouvelle ligne américaine remporte dans un premier temps au moins des succès apparents. Les Européens en particulier devraient voir dans le nouveau contexte, non pas un élément supplémentaire de la crise existentielle qu’ils traversent collectivement, mais une raison impérieuse de surmonter celle-ci. Si l’Europe avait besoin d’une raison d’être, dans une époque de désillusions des peuples qui la composent, Donald Trump vient de la lui offrir.

 

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