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21/02/2022

Allemagne : la démocratie chrétienne en question 

Allemagne : la démocratie chrétienne en question 
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

"Partout en Europe, le concept de démocratie chrétienne est en recul. L’Union chrétienne démocrate (CDU) en Allemagne est souvent qualifiée de "dernier dinosaure". Les enseignements de la préhistoire devraient nous conduire à nous interroger : voulons-nous attendre une météorite politique ou construire nous-même notre avenir ?". Dans une tribune publiée le 9 février 2022 par la Frankfurter Allgemeine, l’historien Andreas Rödder invite le parti Chrétien démocrate à questionner la pertinence de sa référence au christianisme, brisant ainsi un tabou allemand.

En mettant fin à seize années de pouvoir, les dernières élections fédérales ont mis en évidence la désorientation profonde de la CDU. Après avoir essuyé la plus lourde défaite de son histoire, le parti Chrétien démocrate se voit relégué dans l’opposition. Privé de véritables marqueurs politiques, il ne bénéficie plus de l’aura de la Chancelière, qui a refusé, fin janvier, d’exercer la présidence d’honneur du parti. 30 ans après l’effondrement de la Democrazia Cristiana en Italie, la CDU, qui a dominé la vie politique allemande depuis la guerre, traverse une crise existentielle profonde.

Une droite en manque de repères

En ce début d’année 2022, l’étoile de la droite allemande apparaît plus pâle que jamais. Privé de leadership, la CDU s’est révélée incapable de s’émanciper de la figure tutélaire de l’ancienne Chancelière. Après l’échec de sa dauphine, Annegret Kramp Karrenbauer et face à la campagne électorale désastreuse menée par le centriste Armin Laschet, l’élection de Friedrich Merz à la tête du parti apparaît comme un dernier recours, un choix par défaut. Le 22 janvier 2022, la CDU finit par se ranger unanimement derrière cet homme d'affaires de 66 ans, récemment revenu à la politique, et défenseur d’une ligne anti-Merkel plus conservatrice que ses concurrents.

Les années Merkel furent marquées par un processus de modernisation de la CDU, inséparablement lié à la volonté de la Chancelière de gouverner au centre. Comme l’explique Caroline Kanter, directrice à Paris de la Konrad Adenauer Stiftung "Angela Merkel a réussi à comprendre les évolutions de la société allemande et à accompagner ces transformations en emmenant avec elle son parti". La plupart des réformes impulsées par la Chancelière ont pourtant contribué à priver de repères l’aile la plus conservatrice de la CDU. 

Angela Merkel est parvenue à transformer l’Allemagne et à se maintenir au pouvoir au prix d’une désorientation profonde de la droite allemande.

De l’abolition du service militaire à la révision de la politique familiale, de la sortie du nucléaire à la politique d’accueil des réfugiés, de l’adoption du mariage homosexuel à la création d’une capacité européenne d’endettement, Angela Merkel est parvenue à transformer l’Allemagne et à se maintenir au pouvoir au prix d’une désorientation profonde de la droite allemande. La domination sans partage qu’elle exerçait sur son parti n’a pas permis l’émergence d’une nouvelle génération capable de gérer son héritage, laissant ainsi à son ancien Ministre des Finances, le social-démocrate Olaf Scholz, le soin d’incarner la continuité avec sa politique.

À la droite du parti, les alternatives se révèlent de plus en plus décevantes. Au lendemain des élections fédérales, le chef de la Junge Union, l’association de jeunesse de la CDU, appelait à trouver un "Kurz allemand" ; une référence au jeune Chancelier parvenu en Autriche à régénérer le parti Chrétien démocrate sur une base conservatrice. Figure de référence pour les conservateurs européens, Sebastian Kurz, pris dans un scandale de corruption, est cependant forcé de démissionner et de se retirer de la vie politique en décembre 2021.

Le départ concomitant d’Angela Merkel et de Sebastian Kurz aurait pu profiter au Ministre Président de Bavière, Markus Söder, qui sur le plan idéologique et géographique s’est toujours situé entre ces deux "pôles". S’il reste la cinquième personnalité politique préférée des Allemands, les derniers sondages publiés en janvier dernier révèlent cependant une érosion significative de sa popularité, au sein même de son fief bavarois. Malgré sa popularité, le leader bavarois ne peut servir de boussole à une droite désorientée. Comme il l’a montré sur la question de l’environnement, ou sur celle de l’obligation vaccinale, la "ligne" défendue par Markus Söder est marquée par des retournements incessants qui fragilisent sa crédibilité. Privé de tête et de direction, le parti Chrétien démocrate met désormais son destin entre les mains de Friedrich Merz, l’ancien rival d’Angela Merkel.     

Friedrich Merz, l’opposant 

Élu le 22 janvier 2022 président de la CDU, Friedrich Merz entend revenir sur les années de "social-démocratisation" de la droite allemande, en accentuant le profil conservateur du parti. Un nouveau départ (Neuanfang) que certains perçoivent comme un retour vers le passé

Difficile, en effet, de voir en Friedrich Merz un homme du renouveau. Élu député au Parlement européen en 1989, il connaît son apogée politique en 2000, lorsqu’il préside le groupe parlementaire CDU-CSU au Bundestag. Un poste dont il sera évincé par Angela Merkel deux ans plus tard, conservant de cette expérience un souvenir amer. En 2009, Merz quitte la vie politique et se lance dans les affaires, d’abord comme avocat au sein du cabinet Mayer Brown, puis comme lobbyiste, au sein du puissant fonds d’investissement BlackRock. Propriétaire de deux jets privés et d’une maison sur le Tegernsee, il incarne une droite "décomplexée", peu en phase avec le Zeitgeist allemand. Sur la question du climat, son engagement se réduit à la bienveillance qu’il manifeste à l’égard de l’énergie nucléaire. Bénéficiant au sein des militants d’une base électorale solide, il dénonce l’opposition de l’establishment à son élection, activant ainsi une dichotomie peuple-élite considérée en Allemagne comme populiste. Accusé d’être sexiste en janvier 2021, il se défend en affirmant sur Twitter que "si c’était le cas, sa femme ne l’aurait pas épousé… ". Catholique de l’Ouest, plusieurs fois grand-père, Friedrich Merz assume de ne pas courir après la modernité. 

S’il parvient à s’imposer à la tête du parti c’est bien en tant que représentant d’une ligne conservatrice qu’il définit dans un discours le 22 janvier 2022 comme une "ouverture à la nouveauté, soucieuse en même temps de préserver ce qui doit l’être" et citant l’historien Andreas Rödder, comme "une protection contre le dogmatisme et l’idée d’un progrès inéluctable s’imposant aux grands choix de société". Mais cette volonté de renforcer le profil conservateur du parti peut-elle suffire à projeter la droite allemande vers l’avenir ? 

Cette volonté de renforcer le profil conservateur du parti peut-elle suffire à projeter la droite allemande vers l’avenir ? 

Les principaux défis auxquels se confronte le nouveau Président de la CDU sont de trois ordres  :

  • Il lui revient d’incarner une opposition crédible face à la coalition progressiste menée par Olaf Scholz. L’angle d’attaque adopté par Friedrich Merz - consistant à reprocher au Chancelier son manque de leadership dans la lutte contre l’inflation et la hausse des prix de l’énergie, dans la crise ukrainienne, ou dans la mise en place d’une obligation vaccinale - pourrait permettre à la droite de reprendre des forces. Ce d’autant plus que Friedrich Merz est parvenu à s’assurer la présidence du groupe CDU-CSU au Bundestag après le retrait de Ralph Brinkhaus. Dès le début du mois de février, les sondages montrent en effet une remontée de la CDU dans les intentions de vote, celle-ci dépassant désormais le SPD.
     
  • Friedrich Merz doit permettre à son parti de se maintenir au pouvoir dans quatre Länder dirigés totalement ou en partie par la CDU et appelés à voter en 2022. Évoquant les élections prévues dans la Sarre, le Schleswig-Holstein, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et la Basse-Saxe, Friedrich Merz a rappelé que la CDU parvenait à s’imposer lorsqu’elle assumait sa distance avec l’extrême droite, faisant de l’opposition à toutes les formes de radicalité l’un des marqueurs de son mandat. 
     
  • Le nouveau Président de la CDU doit enfin doter le parti d’un nouveau programme fondamental (Grundsatzprogramm) susceptible de redéfinir l’identité de la CDU. Pour Friedrich Merz, le primat de l’économie reste essentiel afin d’assurer la transformation écologique de l’Allemagne et de garantir la durabilité du système social, mais deux questions essentielles se posent au parti : comment adapter le système des retraites au changement démographique, pour garantir aux nouvelles générations qu’ils pourront en bénéficier ? Et comment réaliser la promesse de la "doctrine sociale de l’Église" et de "l’éthique protestante" d’une meilleure participation des salariés au capital de l’entreprise ?

Le discours prononcé par Friedrich Merz le jour de son élection a révélé une personnalité plus visionnaire qu’attendu. Rappelant sa volonté de s’adresser à toutes les franges de la société allemande, il a insisté sur son attachement à une Europe plus forte et capable d’agir. Dès 2018, Friedrich Merz signait avec le philosophe Jürgen Habermas une tribune dans le Handelsblatt appelant l’Allemagne à s’emparer des propositions du Président Macron pour renforcer la zone euro, à créer une armée européenne et à renforcer les prérogatives du parlement européen. Friedrich Merz assume également, avec ce discours, sa conversion au social : "La politique sociale ne doit pas être vue comme l’atelier de réparation du capitalisme, elle est un élément central de l’économie sociale de marché". S’il entend recentrer la CDU sur ses fondamentaux, son nouveau patron refuse d’opérer une "révolution conservatrice" pourtant souhaitée par certains de ses partisans. 

Que signifie le "C" de CDU ? 

La référence explicite de Friedrich Merz à la doctrine sociale de l’Église et à l’éthique protestante dans le discours qu’il prononce à l’occasion de son élection rappelle à la fois l’importance des concepts religieux dans le discours politique allemand, mais également l’originalité d’un parti qui, au XXIème siècle, continue d’assumer sa filiation avec le christianisme. La défense de l’image chrétienne de l’homme (Das christliche Menschenbild) représente en effet - aux côtés de la promotion de l’économie sociale de marché et de la défense du projet européen - l’un des fondamentaux de la CDU. Qu’il s’agisse de défendre la politique d’accueil des réfugiés au nom de valeurs d’accueil et de tolérance inscrites dans l’Évangile ou de promouvoir une nouvelle politique climatique au nom de l’impératif de "protection de la Création" (Schutz der Schöpfung), les dirigeants de la CDU n’hésitent pas à mobiliser les références religieuses pour justifier leurs choix. 

La proposition de remettre en cause la référence au christianisme dans le nom du parti ne pouvait que susciter un vif débat.

Dans ces conditions, la proposition de remettre en cause la référence au christianisme dans le nom du parti ne pouvait que susciter un vif débat. Au lendemain de sa défaite électorale, la direction confie à une commission indépendante le soin d’établir une analyse sans complaisance des causes de la défaite. Dans cette analyse, l’historien Andreas Rödder appelle la CDU à s’interroger sur la pertinence d’une référence au christianisme dans son nom.

Depuis cette annonce les réactions s’enchaînent, conduisant notamment Markus Söder, le président de l’Union Chrétienne Sociale en Bavière à écarter ce débat d’un revers de main en rappelant que l’image chrétienne de l’homme est à la base de son action. Dans une interview à la FAZ, la députée au Bundestag, Serap Güler, explique n’avoir jamais vu d’incompatibilité entre son adhésion à la CDU et ses convictions musulmanes. Et pour Friedrich Merz cette référence est nécessaire, car elle apporte au parti "humilité et direction". Le caractère unanime de ces réactions ne peut néanmoins occulter les questions que posent au parti le phénomène de déchristianisation de l’Allemagne. Un phénomène encore accentué par les révélations de scandales sexuels dans l’Église, et qui pourrait à terme contribuer à marginaliser l’Union chrétienne démocrate allemande.   

Malgré la défaite historique qu’elle vient de subir, il apparaît peu probable que la CDU renonce à cette référence au christianisme. Pragmatique, le parti d’Angela Merkel pourrait en revanche chercher à mieux définir ce que cette référence implique dans le monde d’aujourd’hui. Loin des controverses théoriques, la CDU devrait par ailleurs concentrer ses efforts sur sa volonté d’incarner une opposition à la coalition progressiste au pouvoir. Une opposition crédible, décrite par le nouveau Président de la CDU comme une composante essentielle au fonctionnement de la démocratie. Une opposition conservatrice, qui pourrait apparaître comme le meilleur rempart contre l’extrême droite. 

 

Copyright : HANNIBAL HANSCHKE / X02197 / AFP

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