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12/12/2016

Tenons-nous à distance de Poutine

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Tenons-nous à distance de Poutine
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Moyen-Orient, Europe, Amérique, Asie,... Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, analyse chaque semaine l'actualité internationale pourles Echos.

L'excellence des relations entre François Fillon et Vladimir Poutine ne doit pas faire basculer la France dans une politique unilatérale de levée des sanctions contre la Russie. Une politique étrangère est avant tout affaire de cohérence.

"Celui qui ne gagne rien perd", écrivait Catherine II de Russie en 1794 dans sa correspondance avec le diplomate et homme de lettres bavarois, le baron von Grimm. Cette formule, directement inspirée de Machiavel, est d'une grande actualité aujourd'hui. Ne semble-t-elle pas servir de fil conducteur à la diplomatie de Vladimir Poutine, de Xi Jinping ou de Recep Tayyip Erdogan ? Entre ceux qui privilégient les gains, essentiellement territoriaux, oublient le respect des frontières et ceux qui visent avant tout à l'équilibre et au statu quo, le dialogue est de plus en plus difficile. Les premiers méprisent les seconds, qu'ils jugent décadents et faibles. Les partisans du statu quo hésitent sur la conduite à tenir face aux "révisionnistes", balançant entre la fermeté et le dialogue. Au fil des années, tout se passe comme si les règles de prudence de l'"équilibre de la terreur" étaient lentement mais irrésistiblement oubliées par des acteurs qui redécouvrent spontanément les réflexes de la diplomatie européenne du XVIIIe siècle.

Dans un tel contexte, d'autant plus dangereux que certains mélangent les siècles, comme la Russie de Poutine, alors que d'autres mélangent les genres - pensant que l'on peut gérer un pays comme une entreprise -, comme l'Amérique de Trump, il est plus important que jamais de faire preuve de cohérence et de prudence dans la définition de la politique étrangère. Notre pays n'échappe pas à cette règle. L'identité nationale de la France ne passe-t-elle pas, pour partie au moins, par son identité internationale ? Ce que nous faisons sur la scène du monde et la manière dont notre action est perçue ne contribuent-ils pas à l'image que nous pouvons avoir de nous-mêmes ? L'action extérieure pour la France est l'équivalent des performances économiques pour l'Allemagne, diraient certains de façon certes très simplificatrice.

Que signifie aujourd'hui la cohérence d'une politique étrangère ? Au niveau des principes, cela consiste à hiérarchiser ses priorités de la manière la plus claire possible afin d'éviter de poursuivre des politiques qui soient en contradiction les unes avec les autres. Ainsi, dans le cas de la France, on ne peut tout à la fois mettre en avant la centralité de la relation franco-allemande et se faire l'avocat d'une politique unilatérale de levée des sanctions à l'égard de la Russie de Poutine. C'est en consultation étroite avec Berlin que Paris devra demain définir ou redéfinir ce que doit être notre relation avec Moscou. Ne retombons pas dans le travers qui fut le nôtre lorsque, au début de la présidence Sarkozy, la France lança une grande initiative méditerranéenne, légitime par ailleurs, sans en avoir au préalable informé l'Allemagne.

Après le Brexit et l'élection de Donald Trump, la relation entre Paris et Berlin doit être plus que jamais le pilier de notre politique, sinon l'un des socles de la défense de la démocratie dans un monde toujours plus imprévisible et dangereux. Toute autre politique doit être subordonnée à cette ambition.

Il est certes, pour le moment du moins, excessif de considérer que la France est à la veille d'un véritable renversement d'alliance vers la Russie. Les néoconservateurs américains, qui s'en inquiètent aujourd'hui, feraient mieux de regarder dans leur jardin avant de jeter la pierre à d'autres. Mais l'excellence des relations entre Vladimir Poutine et François Fillon est bien réelle, et date du temps où ils exerçaient tous deux les fonctions de Premier ministre dans leurs pays respectifs. Ce serait une chose de se rapprocher de Moscou après l'abandon éventuel par l'Amérique de toute sanction à l'égard de la Russie. C'en est une autre de vouloir utiliser comme alibi le virtuel changement de cours de la diplomatie américaine pour mettre en avant des préférences ou des intérêts, fondés sur une analyse erronée du contexte international. De Grozny, en Tchétchénie, à Alep, en Syrie, Poutine peut faire la démonstration que l'usage sans limite de la force brute peut produire des résultats sur le terrain. Mais est-ce bien ce comportement que nous voulons cautionner, si ce n'est encourager ?

Si la realpolitik l'emporte sur toute autre considération dans la définition de notre rapport au monde, ce n'est pas vers la Russie de Poutine que nous devrions nous tourner mais vers la Chine de Xi Jinping. S'il est un pays qui peut profiter sur le long terme de la direction nouvelle que risque de prendre le monde depuis l'élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, c'est beaucoup plus la Chine que la Russie. La Chine a une vision stratégique à long terme, la Russie se contente de gains tactiques à court terme. La Russie réalise des avancées au Moyen-Orient. La Chine, profitant de l'"amateurisme" de Donald Trump, peut renforcer son emprise sur le continent asiatique, qui représente plus de 85 % de la croissance de la "nouvelle économie". Les enjeux ne sont pas les mêmes. Se rapprocher unilatéralement de la Russie au moment où son comportement est le plus contestable, donner des prétextes supplémentaires à l'Amérique la plus naturellement conservatrice pour qu'elle se replie dangereusement sur elle-même, est-ce bien cela que nous voulons ? De même que le Japon ne saurait sans danger se rapprocher de la Russie pour équilibrer la Chine - et cela sans la moindre considération pour l'ordre démocratique et libéral auquel il est fier d'appartenir depuis près de soixante-dix ans -, la France ne saurait échanger son positionnement européen et atlantique pour une alliance purement opportuniste avec la Russie.

La politique étrangère ne jouera sans doute pas un rôle décisif, ni même peut-être important, dans la campagne pour l'élection présidentielle de 2017 en France. Mais ne pas comprendre la radicalité nouvelle du monde, et céder à la tentation de réaliser des gains à très court terme, n'est pas dans l'intérêt bien compris de la France. "On ne saurait, pour un profit mince, perdre sa réputation devant Dieu et devant les hommes", écrivait en 1772 l'impératrice d'Autriche Marie-Thérèse à son ministre Kaunitz.

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