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17/10/2016

Quel prix est-on prêt à payer pour obtenir la paix ?

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Quel prix est-on prêt à payer pour obtenir la paix ?
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Moyen-Orient, Europe, Amérique, Asie,... Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, analyse chaque semaine l'actualité internationale pour les Echos

En accordant le Nobel au président colombien pour un accord avec les FARC qui garantit une forme d'impunité aux guérilleros, les membres de l'Académie ont choisi l'efficacité face à la morale. La paix vaut parfois plus que la justice. Quitte à en passer par le douloureux oubli des fautes commises.

Le prix Nobel de la paix devrait-il changer d'appellation et s'intituler "prix Nobel de l'espérance" ? Après Barack Obama en 2009, le président colombien, Juan Manuel Santos, vient d'être désigné tout autant pour ses intentions que pour ses réalisations. Il s'agissait d'un choix pour le moins prématuré en 2009. Il s'agit d'un "coup de pouce" en faveur de la paix en 2016, rendu plus nécessaire encore par le résultat négatif du référendum sur l'accord de paix avec les Farc.

Il est vrai que la distinction entre intentions et réalisations est souvent artificielle. Avec le recul du temps, même les "résultats" sont contestables. Un bon accord de paix est un accord qui n'a pas encore échoué, diraient les cyniques. Shimon Peres a reçu le prix Nobel de la paix en 1994 (conjointement avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat) pour un processus de paix qui n'a pas abouti entre Israéliens et Palestiniens.

Il y a si peu de bonnes nouvelles aujourd'hui, et l'idée même de progrès est tellement battue en brèche qu'un pas dans la bonne direction, même s'il est fragile, même si, en fin de compte, il n'aboutit pas, mérite d'être célébré. Ne soyons pas trop sévères avec le comité du prix Nobel, même si l'on peut penser qu'un autre choix - comme celui des Casques blancs d'Alep aurait été plus judicieux et, surtout, plus courageux. A un certain niveau d'impuissance, une récompense qui se présente comme un cri d'indignation peut se révéler efficace.

Le choix fait à Oslo pose la question du rapport entre justice et paix, justice et réconciliation. Une quête trop exigeante de justice peut-elle constituer un obstacle à la recherche d'une solution pacifique à un conflit, interne ou externe ? Autrement dit, dans le cas de la Colombie, le président Juan Manuel Santos a-t-il eu raison de suivre les traces de l'Afrique du Sud de Nelson Mandela et de Desmond Tutu ? Aurait-il pu mettre fin à un conflit, qui dure depuis cinquante-deux ans et a fait plus de 250.000 victimes sans des concessions sérieuses faites aux rebelles marxistes enfin prêts à déposer les armes ?

Dans cette logique de compromis et d'espérance, la punition peut ne pas être à la hauteur du crime commis. Elle ne doit pas faire obstacle à tout espoir de réconciliation entre les partis. Les dirigeants des Farc en Colombie auraient-ils consenti à un accord de paix sans garanties substantielles ? Des peines qui ne correspondent pas à un emprisonnement mais plutôt à un "assignement à résidence" et qui ne peuvent être supérieures à huit ans. Une représentation minimale garantie dans les instances législatives quel que puisse être le résultat des urnes. Pour le prédécesseur du président Santos, Alvaro Uribe, ces concessions sont inacceptables.

Les crimes des Farc ont été trop graves - et leur faiblesse militaire actuelle est trop grande - pour justifier une telle "magnanimité" à leur égard. Le peuple colombien a suivi Uribe dans ses réserves, et cela d'autant plus, que le président Santos est affaibli par la situation économique de son pays. En Colombie, tout autant qu'en Grande-Bretagne, il est - à l'heure des populismes de toute nature - difficile de gagner un référendum, quelle que soit la nature de la question posée.

En matière de résolution des conflits, tout est question de mesure. Ainsi, en 2003, en renvoyant dans leurs foyers, l'armée et l'administration de l'Irak vaincu de Saddam Hussein, les États-Unis ont pris un risque inconsidéré que nous payons toujours avec Daech. Les États-Unis de l'après-Seconde Guerre mondiale avaient fait - guerre froide oblige - le choix inverse à l'égard de l'Allemagne. Celle-ci a-t-elle été trop loin dans cette direction ? Des documents récents montrent que, après 1945, 76 % des fonctionnaires du ministère de la Justice avaient un passé nazi. Et les anciens membres du Parti national socialiste semblent s'être protégés les uns les autres très longtemps après la fin de la guerre. L'idée qu'il n'était pas possible de trouver d'autres juges - l'argument officiel mis en avant par l'Allemagne de l'Ouest - est difficilement crédible. Au lendemain de la réunification de l'Allemagne, l'historien Fritz Stern se demandait si la "déstasification" [la dissolution de la Stasi, la police politique de l'ex-RDA, NDLR] allait être plus sévère que la "dénazification" ? De fait, les condamnations furent moins spectaculaires - les crimes commis n'étaient pas de même nature -, mais les mises à l'écart furent sans doute plus nombreuses. La guerre froide avait pris fin.

La recherche absolue de justice peut-elle constituer un obstacle à la paix et à la réconciliation ? J'ai encore en mémoire les avertissements du président sud-africain Thabo Mbeki. Il faisait une conférence à Paris le jour même où la Chambre des lords britannique venait de refuser l'immunité diplomatique à l'ancien président du Chili, le général Pinochet. Il risquait son extradition vers l'Espagne, où le juge Garzón souhaitait le juger pour crimes contre l'humanité. J'avais demandé au président sud-africain s'il se sentait ce jour-là "comme un membre de la Chambre des lords". Sa réponse avait été immédiate et brutale. "Certainement pas : si l'on avait suivi ce modèle en Afrique du Sud après la fin de l'apartheid, la paix aurait été impossible." Si, aujourd'hui, l'Afrique du Sud va mal, ce n'est pas parce que les responsables de l'apartheid n'ont pas été punis à la hauteur de leurs crimes, mais parce que les successeurs de Mandela, et en particulier le dernier de ceux-ci, le président actuel Jacob Zuma, n'est pas - c'est le moins que l'on puisse dire - à la hauteur de "Madiba".

L'équilibre entre justice et paix est toujours difficile à trouver et ne peut l'être qu'au cas par cas. Dans le cas de la Colombie, face au risque bien réel du retour de la guerre, on ne peut reprocher aux jurés du prix Nobel d'avoir fait le pari de l'espérance.

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