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30/11/2015

"Il faut un accord mondial sur le prix du carbone"

Entretien croisé entre Antoine Frérot et Jean Tirole

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 Institut Montaigne
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Dans la perspective de la COP21, Le Monde, en partenariat avec l'Institut Montaigne, confronte les analyses de dirigeants de grandes entreprises et de personnalités, experts du climat, économistes et élus. Troisième entretien croisé, entre Antoine Frérot, PDG de Veolia, et Jean Tirole, directeur de l'Ecole d'économie de Toulouse et prix Nobel d'économie 2014.

Que faut-il attendre de grands-messes comme la COP 21 ? Est-ce encore la bonne méthode ?

Jean Tirole
J’aimerais plus d’ambition, mais c’est utile de parler, de mettre les choses sur la table et d’en discuter devant les opinions publiques. En revanche, négocier à 195 est très difficile… Si au moins les grands pollueurs, l’Europe, les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde et quelques autres pays se mettaient d’accord, ce serait déjà pas mal. Cela fait vingt-cinq ans que l’on discute. Il faut passer la vitesse supérieure, car plus on attend, plus les coûts de la dépollution augmentent de façon exponentielle.

Mais n’est-ce pas trop difficile en période de crise économique ?

Antoine Frérot
Votre question laisse penser qu’en période de basses eaux, de crise économique, la protection de l’environnement coûterait trop cher. Dans bien des domaines, c’est, au contraire, la pollution qui est un facteur limitant de l’activité économique. Prenez le cas de la pollution de l’air en Chine : aujourd’hui, il s’agit de l’un des principaux facteurs limitant le développement économique de ce pays, parce que c’est un enjeu de stabilité politique.

Il n’y a pas de territoire, pas de pays, pas de génération qui peut se développer contre son environnement et la nature. Rappelons-nous le trou dans la couche d’ozone, ou les pluies acides. Dans les deux cas la communauté internationale a réussi à trouver un accord. Les hommes peuvent être raisonnables, même quand cela nécessite de transcender les frontières et les égoïsmes nationaux. On ne peut pas opposer le développement économique et la protection de la nature : tout le monde n’en a peut-être pas encore conscience pour ce qui concerne le climat et c’est cela le véritable enjeu de Paris.

Jean Tirole, vous êtes un ardent défenseur du marché. Selon vous, il faut donner un prix au carbone. Mais est-ce que le marché peut être à la fois le problème et la solution ?

Jean Tirole
Le plus important n’est pas de savoir si on utilise une taxe carbone ou un marché de droits d’émission négociables. Il faut avant tout que les agents économiques intègrent le coût de leur activité quand ils émettent une tonne de carbone. Il faut un prix. Comment l’établir ? Certains économistes préconisent une taxe de 50 euros qui monterait à 100 euros par tonne, d’autres l’émission de droits négociables : on détermine combien de carbone est-il encore possible d’émettre pour ne pas dépasser les 2 °C de réchauffement et par la suite, on émet des droits correspondant qui pourront s’échanger.

Si vous émettez trop, vous allez devoir acheter des droits d’émission, si vous émettez moins et que vous avez des droits, vous pouvez les vendre sur le marché. Les deux systèmes, taxe carbone et droits d’émission, ont la même philosophie : responsabiliser les acteurs. La question du dioxyde de soufre, des oxydes de nitrates et des pluies acides a été résolue en utilisant des droits négociables. Les émissions de pluies acides aux Etats-Unis ont été réduites de 50 % en quelques années.

Comment faire pour que tout cela fonctionne ?

Jean Tirole
D’abord, il faut tenir compte des incertitudes. Incertitudes technologiques, sur l’évolution du climat, sur l’adaptabilité des gens, les comportements. On va se tromper. Il faut donc un système hybride que l’on va corriger au fur et à mesure, selon certaines formules.

Pour moi, le problème est géopolitique et non économique. Comment rend-on cela acceptable en particulier par les pays en voie de développement ? Ils ne veulent pas payer 50 euros la tonne pour se développer, alors que nous, les pays riches, nous le sommes devenus en polluant gratuitement.

D’un autre coté, si l’on veut vraiment combattre le réchauffement climatique, il est préférable d’agir en Chine ou en Inde car c’est là que la pollution augmente et où il est le plus facile d’éliminer la pollution. Par exemple en rendant les centrales à charbon plus efficaces ou, mieux, en les remplaçant par d’autres énergies. Il ne faut pas que l’on dépense 1 000 euros pour "décarboner" dans les pays développés alors qu’on pourrait faire dans les pays émergents les mêmes économies de carbone pour 5 euros, ce qui permettrait d’économiser 200 fois plus de carbone pour le même coût. C’est pour cela qu’il faut un prix unique.

Vous pensez que le prix du carbone est meilleur que la régulation. Mais si on prend l’exemple de l’automobile, c’est la puissance publique qui a fixé des normes avec des paliers. Ne serait-ce pas plus juste et efficace de préférer la norme au marché ?

Jean Tirole
L’important est de chiffrer à combien revient la tonne de carbone économisée. Si l’on dicte une norme qui engendre un coût de 1 000 euros la tonne de carbone, c’est désastreux. Je ne suis pas contre les normes, mais il faut qu’elles soient cohérentes avec les autres actions.

Le progrès technique peut-il être la solution ?

Antoine Frérot
Oui, s’il est accessible économiquement. Si nous voulions capturer tout le CO2 émis par les usines qui produisent de l’électricité à partir d’hydrocarbures, cela augmenterait le coût de l’électricité de 40 %. Cela paraît beaucoup, mais c’est toujours moins cher que les énergies intermittentes comme le soleil ou le vent. A 50 euros la tonne de CO2 émise, on rentabilise un tel dispositif sur une usine de production d’électricité. Si nous équipions toutes les usines de production d’électricité du monde de ce type de système, nous diviserions par deux les émissions de CO2 dans le monde.

Ensuite, nous pouvons nous attaquer à la décarbonation du reste de l’économie, hors énergie. Le cycle classique, qui consiste à extraire des matières premières de la nature, à fabriquer des produits, à les jeter, tout cela est très émetteur de gaz à effet de serre. On pourrait en revanche utiliser les déchets comme une nouvelle mine, pour les transformer en ressources pour d’autres acteurs de l’économie. Fabriquer des bouteilles avec du plastique usagé émet 70 % de moins de CO2 qu’avec du plastique vierge. Et c’est encore plus élevé pour le métal. Il existe donc des voies qui permettent de décarboner massivement l’économie en utilisant les déchets comme une nouvelle ressource.

Veolia est-elle prête à se lancer dans le business de l’économie circulaire ?

Antoine Frérot
La raison d’être de Veolia est déjà de traiter la pollution. Un signal prix suffisant accélérera la dépollution. Au moment où a été instaurée la taxation de la pollution de l’eau, il ne restait plus que trois espèces de poissons dans la Seine à Paris. Nous sommes remontés à quarante. Ce même mécanisme doit permettre d’arriver progressivement à réduire les émissions de gaz à effet de serre, grâce notamment à l’économie circulaire, qui permettra non seulement de changer le mode de fabrication mais aussi l’usage du produit.

Un de nos grands clients qui fabrique de la moquette ne vend plus de moquettes, il loue un service. Il en installe et quatre ans plus tard la retire et avec celle-là en refait une nouvelle. Les constructeurs automobiles se lancent de plus en plus dans des services de mise à disposition d’automobiles. Cela peut avoir un large impact sur la manière dont fonctionne l’économie.

Croyez-vous à l’économie circulaire, M. Tirole ?

Jean Tirole
Engie a fermé trois centrales à gaz simplement parce que le prix du carbone est si bas en Europe que le prix du charbon venant de Pologne et d’Allemagne est très compétitif. Si ces pays avaient payé le carbone, on aurait utilisé les centrales à gaz qui polluent deux fois moins. C’est considérable.

Pour l’économie circulaire, je dirais pourquoi pas ? Le jour où il y aura un prix du carbone décent, cela donnera à Veolia l’occasion d’en faire plus. C’est fondamental. D’une façon générale, ce n’est pas à l’Etat de dire qui va dépolluer. Vous émettez un signal prix et c’est l’entreprise, comme Veolia, qui déterminera la viabilité de cet investissement. Cela rendra rentable l’économie circulaire et Engie pourra remettre en route ses centrales à gaz qui économiseront du charbon et donc du CO2. Une fois le signal donné, tout le monde va s’y mettre, les chercheurs, les industriels, les ménages…

Que faire si des pays refusent de signer à Paris ?

Antoine Frérot
Même si ce que propose Jean Tirole, à savoir un accord mondial avec un prix, n’est pas atteint en décembre, un plan B est envisageable, c’est-à-dire un accord dans un espace géographique et politique plus restreint. On pourrait imaginer un accord entre l’Union européenne, les Etats-Unis et la Chine, qui représentent ensemble 75 % des émissions dans le monde. Et même si on y arrivait qu’au niveau de l’Union européenne, on pourrait taxer les produits qui entrent dans l’Union en fonction de la quantité de carbone émise pour les produire et les acheminer. Ce serait une taxe carbone à la frontière.

Jean Tirole
Les taxes aux frontières, c’est à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de décider, pas au gouvernement français ou à l’Europe. On ne peut pas être juge et partie, il faut faire attention à cela. Même si je pense bien sûr que les pays qui n’ont pas de prix du carbone ou des prix très faibles font du dumping environnemental. Si on arrivait déjà à un accord entre les grands pollueurs, ceux qui ont ou vont avoir le PIB le plus important, ils pourraient avoir une influence considérable au sein de l’OMC en disant : "Vous avez tant d’années pour nous rejoindre dans cet accord, sinon vous serez taxés aux frontières."

S’il y avait une seule chose à obtenir de la réunion de Paris, quelle serait-elle ?

Antoine Frérot
Si l’on obtient un coût du carbone à un niveau robuste sur une échelle la plus large possible d’émissions de pollution, c’est-à-dire au moins 75 % des émissions, et qu’on arrive à le mettre en œuvre, nous gagnerons le combat.

Jean Tirole
Je suis assez d’accord. On peut avoir des ambitions relativement limitées sur ce qui va se passer à Paris, mais déjà si on obtenait ce genre d’accord avec la mise en place de systèmes indépendants de mesure de la pollution, un choix explicite d’un prix carbone mondial et un protocole de négociation pour le Fonds vert, ce serait remarquable.

Propos recueillis par Philippe Escande, Journaliste au Monde

Aller plus loin :
Climat et entreprises : de la mobilisation à l’action – sept propositions pour préparer l’après-COP21, étude, novembre 2015
  

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