En somme, l'intervention n'a absolument pas fonctionné sur le plan sécuritaire. Ce schéma d'échec, on le retrouve sur tous les théâtres d'intervention de la Russie ou de ses forces paramilitaires. En Libye, environ 2 000 mercenaires de la société militaire Wagner ont accompagné au combat les forces du maréchal Haftar dans son offensive contre Tripoli en septembre 2019, sans succès. Au Mozambique, à l'automne 2019, les mêmes mercenaires ont proposé une offre de service pour lutter contre l’insurrection jihadiste de l'État Islamique au Cabo Delgado qui s'est soldée par une rapide déroute.
Même en République centrafricaine, où les mercenaires, appuyés par les structures étatiques russes (diplomatie, armée), ont réussi le tour de force de prendre le contrôle des forces de sécurité, des ressources minières mais aussi des institutions financières du pays, ils ne peuvent pas être crédités de la déroute des rebelles de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC) qui menaçaient Bangui en décembre 2020. Sans l’intervention du contingent rwandais, principale force militaire sur le terrain, mais aussi de la MINUSCA, les instructeurs russes auraient eu de grandes difficultés à faire face, seuls avec des Forces armées centrafricaines sous-équipées, sous-payées et régulièrement brimées.
Nommer ce qu’est vraiment l'offre sécuritaire russe
Si l'offre sécuritaire russe est un mirage sur le plan des résultats, alors quelles sont les raisons de son succès ? Pourquoi observons-nous des acteurs aux abois se tourner vers les héritiers des coopérants soviétiques des débuts de la guerre froide ? Comment expliquer ce phénomène, en adoptant la perspective des clients ? En effet, les raisons russes de cette stratégie d'expansion, mesurée et bon marché, sont claires : effets de levier rentables dans la confrontation avec l'Occident et réflexe de captation de ressources. Le développement du socialisme n'étant plus l’objectif politique qui guide ces avancées, il s'agit d'une exploitation opportune des conflits africains à des fins économiques, mêlée à un renforcement stratégique qui est animé d’un messianisme impérial réel.
- Une assurance-vie : il s'agit ici de l'objectif numéro 1 d’une telle contractualisation. Qu'il s’agisse de Bachar Al Assad au bord du précipice, de Faustin Archange Touadéra largement contesté, de Khalifa Haftar perdant le soutien américain ou des colonels maliens pilotant une transition fragile et s’enfermant dans une impasse diplomatique, les forces russes ont permis la survie de systèmes politiques contestés. La présence russe a permis un équilibrage tactique de la situation ou une sanctuarisation de leurs alliés susceptible de prévenir une menace militaire occidentale. Un paradoxe non dénué d’hypocrisie alors même que le néo-colonialisme occidental, largement dénoncé dans leurs discours de propagande, offrait auparavant cette même garantie.
- Un levier de politique intérieure utile dans plusieurs champs : en Afrique, le mirage russe est mobilisé pour plaire à une opinion publique, jeune, moderne et aux aspirations renouvelées, notamment séduite par l'émancipation panafricaine, courant que la propagande russe et ses agents d'influence s'emploient à manipuler et intoxiquer. Les régimes "clients" utilisent ainsi ce levier pour se légitimer et accroître la pression sur l'opposition intérieure, en écho à la Russie qui l'exploite pour mettre la pression sur des "nouveaux clients" rétifs. Cet appel devient ainsi parfois l'outil de forces politiques désirant saisir le pouvoir et se débarrasser de l’existant. Ainsi, il ne faut pas se tromper : si elles disent quelque chose de l'effritement de l'image de la France, les manifestations "spontanées" pro-russes en Afrique de l'Ouest sont souvent des manipulations rémunérées par le pouvoir ou par la Russie : un des nombreux outils des stratégies dites "hybrides".
- Une prise de risque stratégique, néanmoins sans surprise : en observant le "retrait russe du continent" de la période post-soviétique des années 90, il est clair que cette phase n'est qu’une exception dans l’histoire de la Russie. Une part importante des élites africaines, notamment militaires, a été formée à Moscou et garde un lien d'attachement ou d'admiration avec le pays. Il n'y a donc rien d'exceptionnel à ce que les réflexes de la guerre froide reviennent. Les responsables africains et arabes perçoivent la fragilité stratégique occidentale et, face à des défis endogènes réels, longtemps sous-estimés et devenus insurmontables, ils sont amenés à trouver des solutions de facilité plutôt que de remettre en question des dynamiques sociales, économiques et historiques délétères. C'est un pari risqué à long terme mais calculé rationnellement à court terme, car il s'agit par là de retrouver autant une souveraineté fantasmée qu'un rôle dans le monde multipolaire en reconfiguration. Enfermés dans des crises nationales de longue durée, souvent en raison d'une myopie sur leurs propres turpitudes, ces responsables affirment aussi leur place dans le concert des Nations, contestent le logiciel occidental et s'arriment ainsi à une autre puissance.
Perspectives pour l'Afrique : coût et avantage de l'équation
Les responsables politiques africains et les populations doivent contempler l'enjeu et sa part de risque. Alors que Moscou et la société militaire Wagner continuent de chercher des opportunités à exploiter, que feront les responsables burkinabé, togolais, congolais, soudanais ou tchadiens, déjà en discussion ou dans le viseur de la Russie.
À la manière d’une "Françafrique" pourtant honnie, ces responsables pourront toujours identifier dans la solution russe une garantie pour se maintenir alors que les défis sécuritaires persistent : le Burkina Faso reste soumis à une insurrection très active et très violente, près de la moitié du territoire étant sous le contrôle des jihadistes ; le Togo et ses voisins du golfe de Guinée sont désormais la cible d’attaques régulières au nord de leurs pays ; la République démocratique du Congo subit une double spirale de violence avec la reprise des agressions du mouvement rebelle M23 et l’activisme déterminé de la branche congolaise de l'État Islamique ; le Soudan est l'objet d’un bras-de-fer entre le président Burhan, la société civile et le général Hemeti, commandant des Rapid Support Forces dont le déplacement à Moscou en mars 2022 n'est pas passé inaperçu ; ou encore le Tchad, actuellement dans un processus de dialogue national difficile et contesté par des opposants historiques armés et supposés proches des Russes…
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