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23/06/2021

Turquie : Erdogan tend la main à l’Occident

Trois questions à Selim Kuneralp

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Turquie : Erdogan tend la main à l’Occident
 Selim Kuneralp
Ancien Secrétaire-Général adjoint de la Charte de l’Énergie à Bruxelles

Deux semaines avant la rencontre avec son homologue américain Joe Biden sur fond de tensions bilatérales, le Président turc Recep Tayyip Erdogan affirmait que les États-Unis risquaient de "perdre un ami précieux" en acculant la Turquie. Les relations entre les deux alliés de l’OTAN - et plus largement entre la Turquie et l’Occident - s’étaient fortement dégradées ces dernières années, notamment depuis l’achat de missiles russes S-400 par la Turquie en 2017. Le Président turc semble néanmoins vouloir désormais apaiser les tensions avec ses alliés otaniens, qu’il a rencontrés le 14 juin à l’occasion du premier sommet de l’Alliance du Président Biden. L’Ambassadeur Selim Kuneralp, ancien Délégué permanent de la Turquie auprès de l’Union européenne, répond à nos questions à l’issue de cette rencontre.

Malgré de nombreux désaccords, les Présidents Biden et Erdogan, qui ont échangé en marge du Sommet de l’OTAN du 14 juin, ont tenu à afficher leur unité. Que peut-on attendre de la relation Turquie-États-Unis dans les prochains mois ? 

Il est clair que les contentieux entre les États-Unis et la Turquie - qui ont fait l’objet de nombreuses tractations au cours des dernières années - ne peuvent être réglés en l’espace d’un entretien qui n’aura duré qu’une heure et demie, dont la moitié en tête à tête et le reste en présence des délégations des deux pays.

Avant son départ pour Bruxelles, le Président Erdogan avait laissé courir une espérance de progrès notables dans les relations bilatérales entre les deux pays. Cela avait provoqué une vague d’optimisme sur les marchés financiers turcs, marquée par un gain de plusieurs points pour la livre turque contre le dollar et les autres devises étrangères dans les jours précédant la réunion de Bruxelles.

Dès lors, l’absence de résultat concret a été une cause de déception pour lesdits marchés. La livre turque a repris sa chute interrompue seulement pendant quelques jours, symptomatique des nombreux déséquilibres dont souffre l’économie turque.

Toutefois, les deux leaders ont fait des efforts pour donner l’impression que des solutions seraient trouvées aux contentieux entre les deux pays. M. Erdogan est allé jusqu’à dire qu’il n’existait aucun problème entre les États-Unis et la Turquie ne pouvant être réglé.

Chose plus facile à dire qu’à faire. Les problèmes sont nombreux : l’espace qui m’est imparti ne me permet pas d’en dresser le catalogue mais on peut en distinguer deux principaux. Le premier concerne le statut des systèmes de défense antiaérienne et antimissile S-400 achetés par la Turquie à la Russie en 2017 malgré l’opposition des États-Unis. Cet achat a conduit Washington à imposer des sanctions à Ankara, la plus importante étant son exclusion du programme des avions de chasse F-35 sur lesquels la Turquie avait construit l’avenir de sa défense aérienne. Aucun progrès ne semble envisageable sur ce plan tant que la Turquie refuse de se défaire de ces missiles S-400. Des formules de compromis paraissent théoriquement possibles mais ne semblent pas être à l’ordre du jour, au moins pour l’instant.

Une autre source de discorde est le soutien des États-Unis au PYD regroupant les forces kurdes de Syrie du Nord, considéré comme un allié de grande valeur dans la lutte contre Daech, alors que la Turquie estime qu’il s’agit d’un mouvement terroriste affilié au PKK (qui est lui reconnu comme tel par les États-Unis et l’UE). 

On peut donc s’attendre à ce que M. Erdogan fasse des concessions dans ses relations avec les États-Unis, sachant que les flots de capitaux peuvent seulement provenir des pays occidentaux.

Les États-Unis ne semblent pas être prêts à renoncer à ce soutien qui est très populaire en Amérique, y compris au sein du Congrès. Les tractations vont donc continuer dans un avenir proche. Le Président Erdogan a besoin d’un influx de capitaux étrangers pour renflouer l’économie turque, surtout alors que des élections présidentielle et parlementaires se profilent à horizon 2023. Ce besoin est endémique étant donné le niveau de l’épargne en Turquie, traditionnellement trop bas pour subvenir aux besoins de capitaux essentiels pour la croissance de l’économie.

On peut donc s’attendre à ce que M. Erdogan fasse des concessions dans ses relations avec les États-Unis (entre autres), sachant que les flots de capitaux peuvent seulement provenir des pays occidentaux, qui eux n’investiront pas en Turquie tant que ses relations avec leurs gouvernements restent exécrables et la politique de M. Erdogan imprévisible. Le ministre des Affaires étrangères a déjà annoncé publiquement que la Turquie essaierait de se procurer des missiles franco-italiens ou américains à la place des S-400.

D’autre part, il ne me paraît pas impossible qu’un revirement ait lieu dans les relations de la Turquie avec le PYD, dont le leader était régulièrement reçu à Ankara jusqu’en 2015 - année où les combats ont repris avec le PKK - après une assez longue trêve.

Enfin, malgré les risques importants qu’elle revêt, le Président Erdogan semble avoir l’espoir que sa proposition de confier la sécurité de l’aéroport de Kaboul à l’armée turque (proposition énoncée à la suite du retrait des forces américaines d’Afghanistan) serve de monnaie d’échange dans les négociations avec les États-Unis sur d’autres contentieux. 

Le Président turc a également échangé avec Emmanuel Macron au cours d’un tête à tête "apaisé", à l’inverse de leur relation ces derniers mois. La relation franco-turque est-elle bien repartie sur de nouvelles bases ? Quels sont les sujets de coopération et de dissension entre les deux pays ?

Sous la Vème République, les relations entre les deux pays ont varié en fonction des préférences des présidents qui se sont succédé. En effet, elles ont été cordiales et même chaleureuses sous le Général de Gaulle et Jacques Chirac, mais beaucoup moins sous Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Elles ont atteint leur nadir sous Nicolas Sarkozy, qui ne cachait pas son hostilité envers l’ambition de la Turquie d’adhérer à l’UE. Elles se sont légèrement améliorées sous François Hollande qui ne partageait pas les objections de M. Sarkozy vis-à-vis du processus d’adhésion de la Turquie.

Ce sujet ne semble plus être à l’ordre du jour. Toutefois, d’autres problèmes ont surgi. La France considère que la Turquie du Président Erdogan soutient les mouvements terroristes islamistes en Syrie et en Libye, tandis que la Turquie accuse la France d’encourager le séparatisme kurde. D’autre part, M. Erdogan considère que le désir de M. Macron de surveiller les activités des imams en France, voire de créer un islam "à la française", constitue une entrave à la liberté de culte. Il ne s’est d’ailleurs pas gêné de le dire en public, utilisant un vocabulaire peu habituel dans les relations entre chefs d'État.

L’entretien avec le Président Macron semble s’être passé dans de bien meilleures conditions. Il s’inscrit évidemment dans le cadre des récents efforts faits par M. Erdogan pour raccommoder les relations de la Turquie avec l’Occident. Ce dernier semble même être allé jusqu’à promettre de retirer de Libye les mercenaires islamistes syriens qui y avaient été envoyés par la Turquie.

Le Président Macron pourrait profiter de ce changement de cap de la part du Président Erdogan pour reprendre le dialogue avec lui de manière plus poussée. Il pourrait par exemple l’inviter au Fort de Brégançon cet été comme il l’a fait pour M. Poutine il y a deux ans. Profitant du fait que la perspective d’adhésion de la Turquie à l’UE n’est plus à l’ordre du jour, il pourrait revenir sur l’interdit imposé par M. Sarkozy aux invitations aux chefs de gouvernement des pays candidats d’assister à un sommet européen tous les six mois. Cela permettrait de reprendre le dialogue avec M. Erdogan sur une base régulière et encouragerait ce dernier sur la voie des réformes comme ce fut le cas pendant ses premières années au pouvoir.

Les domaines de coopération entre la France et la Turquie ont un potentiel illimité. La France reste un très gros investisseur en Turquie dans des secteurs aussi variés que l’automobile, les services financiers, l’agroalimentaire, etc...

Les domaines de coopération entre la France et la Turquie ont un potentiel illimité. La France reste un très gros investisseur en Turquie dans des secteurs aussi variés que l’automobile, les services financiers, l’agroalimentaire, etc...Certaines entreprises françaises se sont retirées de la place turque ces dernières années, à la fois en raison de la détérioration des relations bilatérales et de celle de l’économie turque.

Les domaines de coopération entre la France et la Turquie ont un potentiel illimité.

Cette situation pourrait se redresser facilement si la France et le reste de l’UE souhaitent profiter du désir affiché par M. Erdogan de se détourner de la Russie en faveur de l’Europe. 

La question turque constitue un enjeu majeur pour l’OTAN, alors que le Président Erdogan semble ne plus partager les valeurs et les intérêts de ses alliés. Quelle place Ankara peut-elle occuper au sein de l’Organisation transatlantique ? Peut-on s’attendre à un changement d’attitude de la Turquie pour se rapprocher de ses alliés otaniens ?

Il est clair qu’au cours des dernières années, M. Erdogan s’est éloigné de la communauté euro-atlantique pour se rapprocher de la Russie. Le zénith de cette relation a été atteint lorsqu’il a décidé de s’adresser à ce pays dans le but d’acquérir des missiles anti-aériens pour faire face à une menace jamais clairement définie, et ce malgré les avertissements de l’OTAN et des États-Unis, qui soulignaient l’incompatibilité de ces missiles avec le système de défense aérienne en vigueur parmi les pays membres de l’Alliance.

Dans le même temps, les relations avec la Grèce et la France se sont détériorées rapidement à la suite de la politique poursuivie par M. Erdogan en Méditerranée orientale, politique perçue comme expansionniste et révisionniste par de nombreux pays occidentaux, et par l’UE en particulier.

Toutefois, le Président Erdogan semble avoir réalisé récemment que les intérêts de la Turquie et de la Russie ne coïncidaient pas, que ce soit en Syrie, en Libye, dans le Caucase ou ailleurs. Il semble considérer que son avenir politique dépend d’un revirement en matière de politique étrangère : il a donc mis le cap sur l’Occident.

Ce changement de cap était visible lors du sommet de l’OTAN. La Turquie n’a pas essayé d’empêcher l’adoption d’un vocabulaire plutôt dur et menaçant envers la Russie dans le communiqué final, alors que ce fut le cas quelques semaines auparavant s’agissant de la Biélorussie - et indirectement de la Russie - après le détournement de l’avion transportant l’opposant biélorusse Protassevitch et sa compagne. Le contraste entre ces deux épisodes est tout à fait frappant.

M. Erdogan adresse une main tendue à l’Occident. Cette main doit être saisie. Bien évidemment, un certain nombre de conditions existent qui doivent être satisfaites pour que la situation soit rétablie. M. Erdogan semble être prêt à négocier, y compris avec la Grèce. Il est dans l’intérêt de tous de ne pas laisser passer l’occasion qui se présente aujourd’hui.  

 

 

Copyright : YVES HERMAN / POOL / AFP

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