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25/05/2021

Trois priorités pour réussir la société du bien-vieillir 

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Trois priorités pour réussir la société du bien-vieillir 
 Thomas Rapp
Auteur
Professeur des Universités et titulaire de la Chaire AgingUP!, Université Paris Cité

L’Institut Montaigne vient de publier un rapport intitulé “Bien-vieillir : faire mûrir nos ambitions”, qui explique l’évolution démographique inédite que connaît notre pays, analyse ses implications pour notre société et avance des pistes de recommandations. 

Depuis les années 1950, les Français ont gagné plus de 15 années d’espérance de vie, et l’on estime que plus d’un quart de la population française aura dépassé 65 ans d’ici à 2050. Pour autant, notre société permet-elle de tirer le meilleur parti de ces années de vie gagnées ? Dans son essai sur la vieillesse, Simone de Beauvoir expliquait que dans une société idéale, le “dernier âge” serait “un moment de l’existence différent de la jeunesse et de la maturité, mais possédant son propre équilibre et laissant ouverte à l’individu une large gamme de possibilités”. Force est de constater que pour une majorité de français, nous sommes aujourd’hui loin du compte. 

Le vieillissement de la population pose des questions sociétales majeures : comment prendre en charge de façon efficace la perte d’autonomie ? Comment adapter nos villes aux besoins des aînés ? Comment améliorer le bien-être (ou répondre aux besoins) des aidants familiaux, qui assurent souvent la majeure partie de l’aide apportée aux aînés ? Quelle place accorder à nos aînés et comment les aider à conserver un rôle utile dans nos sociétés ? Comment financer les années de vie après la retraite, et notamment celles durant lesquelles se manifeste la dépendance ? Les soins proposés aux aînés sont-ils tous pertinents ? 

Le vieillissement de la population : un phénomène qui bouleverse nos sociétés

Depuis 20 ans, ces questions font l’objet d’une littérature scientifique abondante, qui mobilise de très nombreuses disciplines : gériatrie, épidémiologie, santé publique, économie, gestion, sciences politiques et sociologie. Nous avons aujourd’hui une vision assez claire de ces enjeux. On sait que le processus de perte d’autonomie chez le sujet âgé est souvent très progressif et peut être prévenu. Les marqueurs du vieillissement sont bien identifiés : fonte de la masse musculaire (sarcopénie), réduction de la vitesse de marche, problèmes nutritionnels etc. On sait aussi que la pauvreté, le manque d’éducation, le repli sur soi sont des déterminants majeurs des risques de dépendance. Les conséquences de la perte d’autonomie sont mieux connues : on sait que les aînés fragiles sont des personnes "aux besoins et aux coûts de santé importants", et que la prise en charge de ces besoins repose principalement sur la solidarité familiale et intergénérationnelle.
 
Ces questions ont également un retentissement important au sein des familles. En France, comme dans de nombreux pays, l’accompagnement de la perte d’autonomie repose très fortement sur l’aide familiale. Cette situation contribue souvent à créer des déséquilibres entre les membres de certaines familles, et ce notamment au sein des fratries mixtes, où les aidants sont souvent des femmes, qui doivent consentir à faire des sacrifices professionnels importants pour s’occuper d’un proche. Les aidants qui travaillent subissent généralement des baisses de revenus liées à des réductions du temps de travail ou des carrières plus courtes. Sans compter le fardeau psychologique (parfois très lourd) associé à ce rôle, car les aidants renoncent souvent à leurs loisirs, font plus de dépressions etc. Des inégalités importantes sont également observées entre les familles, car les ménages les plus aisés peuvent plus facilement financer le recours à de l’aide professionnelle privée pour soulager les aidants.

Un enjeu majeur : la prévention de la perte d’autonomie

Face à ces enjeux, la France, comme la majorité des pays de l’OCDE, a fait le choix de promouvoir des politiques du "bien-vieillir", qui cherchent à prévenir efficacement la perte d’autonomie, proposer des aides centrées sur les intérêts des personnes, mobiliser des nouvelles technologies pour identifier les besoins et monitorer l’évolution de la perte d’autonomie, et lutter contre l’isolement social. Dans de nombreux domaines, la France est l’un des pays les plus en avance. Par exemple, nous sommes pionniers dans la détection de la perte d’autonomie, et nous sommes l’un des pays de l’OCDE qui consacre la part la plus importante de son PIB (2,4 %) aux soins du "grand âge". Néanmoins, des comparaisons internationales permettent d’identifier plusieurs carences de notre système.

En particulier, nos aides publiques ne sont pas assez centrées sur les intérêts des personnes. Comparé à plusieurs pays de l’OCDE, les aides publiques françaises couvrent moins généreusement les besoins à domicile que les soins en établissement, alors que nos aînés souhaitent surtout vieillir chez eux.

La France, comme la majorité des pays de l’OCDE, a fait le choix de promouvoir des politiques du "bien-vieillir", qui cherchent à prévenir efficacement la perte d’autonomie.

De plus, les services apportés aux aînés fragiles ont souvent vocation à les remplacer dans les tâches de la vie quotidienne qu’ils ne peuvent plus accomplir, alors que plusieurs exemples à l’étranger (pays nordiques, Canada etc.) montrent qu’il est souvent plus efficient (moins coûteux et plus important pour leur bien-être) de financer des aides à la ré-autonomisation, qui leur apprennent à effectuer ces tâches différemment si elles sont importantes à leurs yeux. Ces services répondent souvent mieux aux attentes des personnes fragiles.

Par ailleurs, la France consacre près de 75 % de ses dépenses totales de dépendance aux soins médicaux, sans toujours s’assurer de la pertinence des soins financés. Rien qu’en soins ambulatoires, les personnes fragiles (mais non-dépendantes) dépensent chaque année 1 500 euros de plus que les personnes robustes. Toutes ces dépenses médicales sont-elles nécessaires ? Apportent-elles un véritable gain de qualité de vie ? Ne devrait-on pas consacrer une part plus importante du budget aux dépenses sociales, qui répondent mieux aux besoins des personnes fragiles ?
 
Enfin, malgré la mise en œuvre de plusieurs expérimentations (comme par exemple le dispositif PAERPA), il reste encore beaucoup à faire pour améliorer l’organisation des soins apportés aux personnes fragiles. En effet, l’offre de soins est encore très fragmentée. L’action des différents professionnels mobilisés autour des personnes fragiles (aides ménagères, portage des repas au domicile, infirmiers, médecins etc.) est souvent mal coordonnée et peu intégrée. Il en résulte que l’organisation de la prise en charge de la perte d’autonomie est souvent un exercice complexe pour les familles, ce qui conduit parfois à des prises de décisions peu optimales, comme par exemple quitter le domicile de façon trop précoce. Plusieurs pays étrangers (pays nordiques, Pays-Bas etc.) ont déployé avec succès des plateformes de partage d’informations entre les professionnels et les familles, ainsi qu’entre les professionnels en ville, en établissement et à l’hôpital. Ces dispositifs peuvent permettre d’éviter certains évènements très coûteux qui conduisent parfois à la dépendance (comme des hospitalisations en urgence), ainsi que des dépenses redondantes, inappropriées, ou inutiles.

Le bien-vieillir : une urgence pour notre société vieillissante 

Compte tenu des carences de notre système, la mise en œuvre rapide d’une politique ambitieuse du "bien-vieillir" doit répondre à trois besoins urgents.
 
Tout d’abord, la France a besoin de se doter des moyens humains d’une politique du "bien-vieillir" ambitieuse. Cela passe par une augmentation massive du nombre de travailleurs dans le secteur du "grand âge". Le vieillissement de la population crée de nouveaux besoins, qui nécessitent le déploiement d’une offre de soins au domicile plus exhaustive, mieux coordonnée autour des aînés, et mieux intégrée dans une prise en charge "globale" de la perte d’autonomie. Il est essentiel d’accroître l’offre de soins, en menant une politique de recrutement massive dans le secteur. C’est même une priorité absolue, compte tenu de l’accroissement attendu des besoins directement liés au vieillissement de la population française, et au risque d’une raréfaction de l’aide familiale. La France est très en retard dans ce domaine : le nombre de travailleurs du secteur y est deux fois inférieur par rapport à ce qui est observé en moyenne dans les pays de l’OCDE. L’augmentation des salaires est le moyen le plus efficace pour attirer des travailleurs nouveaux et retenir la force de travail existante. L’amélioration des conditions de travail dans le secteur est également nécessaire, car les métiers du grand âge sont difficiles et ont souvent un impact délétère sur la santé des professionnels. Il faut aussi améliorer la formation des travailleurs et créer de nouveaux métiers, pour renforcer les qualifications dans le secteur.

Ensuite, la France a besoin de se doter d’outils nouveaux pour mener une politique du "bien-vieillir" ambitieuse. La France peut s’appuyer sur une filière "silver économie" très dynamique, qui permet l’émergence de solutions innovantes pour favoriser le "bien-vieillir", qui apportent des solutions concrètes aux besoins quotidiens de suivi des personnes. Par exemple, des outils d’intelligence artificielle peuvent proposer des moyens supplémentaires de détection de risque de fragilisation. 

La France a besoin de se doter d’outils nouveaux pour mener une politique du "bien-vieillir" ambitieuse.

Des algorithmes sont aujourd’hui développés à partir du système national des données de santé pour détecter la présence de prescriptions inappropriées chez les sujets âgés, ou encore prédire les risques de chute. Des outils numériques peuvent également permettre d’évaluer la qualité des soins apportés aux personnes, alors que le choix des services repose encore beaucoup sur le principe du "bouche à oreille", sans que les usagers aient toujours les moyens de s’assurer de leur qualité.

Enfin, la France a besoin de se doter d’outils d’évaluation de l’impact de sa politique du "bien-vieillir". Alors que les disparités territoriales de la prise en charge de la dépendance sont connues, nous manquons à l’heure actuelle de données permettant de comparer la qualité et l’impact des mesures mises en œuvre aux niveaux départemental et régional. Pourtant, ces données seraient très utiles pour établir des benchmarks et uniformiser la qualité de la prise en charge de la perte d’autonomie sur le territoire français. Plusieurs pays étrangers ont mis en place des indicateurs permettant d’évaluer l’impact des stratégies menées au niveau territorial. Aux États-Unis, par exemple, l’AARP et le Commonwealth Fund actualisent tous les trois ans un classement de la performance de la stratégie menée par les différents États, à partir d’indicateurs couvrant des dimensions essentielles de la prise en charge des personnes (accès aux soins, choix de services, qualité des soins, aide aux aidants familiaux, et parcours de soins). La réalisation d’un travail similaire permettrait d’évaluer l’impact des projets régionaux de santé déployés par les autorités régionales de santé, de l’aide apportée par les caisses régionales d’assurance retraite et de santé, des plans d’aide financés par les conseils départementaux etc. La création d’une grande étude nationale sur le "bien-vieillir", dont nous avons besoin pour évaluer l’impact des stratégies territoriales, permettrait de répondre à ces besoins.

Réussir la transition démographique est encore possible 

En conclusion, il est possible de répondre efficacement aux besoins liés à la perte d’autonomie, et de réussir la transition démographique dans laquelle nous sommes engagés. Mais cela nécessite une prise de conscience forte des décideurs publics de l’urgence de la situation, et la mise en œuvre d’une stratégie claire. L’histoire récente a montré que nos gouvernements ont souvent pris la mesure de ces enjeux. Comparé aux autres pays de l’OCDE, nous avons su dégager des moyens très importants pour financer les besoins liés au "grand-âge", notamment lors de la création de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie en 2004, ou pour financer des actions concrètes de prévention et d’accompagnement, à travers des initiatives comme le plan Alzheimer 2008-2012. La France a également été l’un des derniers pays de l’OCDE à avoir entamé une réforme de la dépendance, avec la loi d’adaptation de la société au vieillissement en 2016. 

Le moment semble être venu d’opérer une synthèse de ces initiatives, en rassemblant les enjeux liés à la transition démographique autour d’un grand ministère du "bien-vieillir", doté d’un poids politique suffisant pour imposer une vaste réforme du secteur. La crise sanitaire a montré que notre société pouvait consentir à des sacrifices très importants dans l’intérêt de nos aînés. Depuis plus d’un an, les problèmes du "grand-âge" ont été placés au cœur de la politique publique et de l’action du gouvernement. Avec la sortie de crise, le risque est de voir reculer ces enjeux dans l’ordre des priorités gouvernementales, alors que le moment semble être le bon pour mettre en œuvre les réformes nécessaires. Plusieurs pays de l’OCDE l’ont d’ailleurs saisi. C’est le cas outre-Atlantique, avec l’investissement massif dans le secteur annoncé par l’Administration Biden (400 milliards de dollars sur huit ans).
 
Simone de Beauvoir donnait sa propre solution au bien-vieillir : "conserver dans le grand âge des passions assez fortes". À quoi serviraient les sacrifices auxquels les Français ont consenti depuis le début de la crise sanitaire, si l’on ne donnait pas les moyens à nos aînés de tirer le meilleur parti des années de vie qu’ils ont permis de sauver, en continuant à vivre leurs passions ?

 

 

Copyright : JOE RAEDLE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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