Conçue comme remède à l'instabilité du régime, la rotation à l'israélienne a connu plusieurs tentatives depuis le début des années 1980. La dernière en date, menée par le duo Bennett / Lapid, et réunie derrière un ennemi commun - l'indétrônable Netanyahu, aura été de courte durée. Sa brièveté n'aura néanmoins pas empêché à la coalition qu'ils portaient de mener de réelles avancées politiques. Pour ce nouvel épisode de notre série consacrée aux duos politiques et au partage du pouvoir, Samy Cohen, politologue, Directeur de recherche émérite à Sciences Po et spécialiste d'Israël, revient sur ce tandem inattendu et ceux qui l'ont précédés à la Knesset
Le 2 juin 2021, à l'issue de quatre élections en deux ans, le député Yaïr Lapid, chef du parti centriste Yesh Atid, annonçait au président de l'État, Reuven Rivlin, qu’il était en mesure de former une coalition gouvernementale soutenue par une courte majorité de 61 députés sur 120. Celle-ci reposait sur une alliance de huit partis : trois de droite (Yamina autour de Naftali Bennett, le Nouvel espoir dirigé par Gideon Saar, ancien du Likoud, et Yisrael Beytenu conduit par l'indéboulonnable Avigdor Lieberman) ; deux du centre droit (celui de Lapid et Bleu blanc de Benny Gantz) ; deux de gauche (le parti travailliste et Meretz), tous les deux conduits par d’anciens journalistes, Merav Michaeli et Nitzan Horowitz, tout comme le fut Lapid à la tête de Yesh Atid. Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, un parti arabe, Raam, conduit par Mansour Abbas, intégrait le gouvernement. Et pour la première fois depuis 12 ans, le Likoud de Netanyahou se retrouve dans l’opposition.
L'accord de coalition prévoyait la mise en place d'un système de rotation à la tête du gouvernement entre Bennett et Lapid. Bennet exercerait la fonction de Premier ministre pendant deux ans, soit la moitié de la durée de la législature, et Lapid lui succéderait en août 2023. Afin de décourager toute velléité de coup bas, et renforcer la cohésion de cette baroque coalition, il est prévu que celui des deux "camps" (celui de Bennett comprenait son propre parti et Nouvel espoir, et celui de Lapid, tous les autres) qui agirait en vue de dissoudre la Knesset serait sanctionné en perdant le pouvoir de conduire le gouvernement jusqu’à la fin de la législature. Ce système de rotation n’a rien à voir avec la cohabitation à la française qui aboutit à l’établissement d’un exécutif à deux têtes, entraînant pour le président la perte de son statut de « monarque républicain", notamment dans le domaine réservé.
De 1984 à 2021, la rotation comme remède à l'instabilité du régime
La rotation à l’israélienne possède un précédent notoire, celle mise en place par le tandem Shimon Peres et Yitzhak Shamir en 1984. À l'époque, aucun des deux grands partis issus des élections, le Maarakh (coalition entre le parti travailliste et le parti de gauche, le Mapam) et le Likoud, n'avait réussi à former un gouvernement viable. C'est le président de l'État, Chaïm Herzog, qui leur propose cette formule de compromis. Chacun d’eux exercerait à tour de rôle la fonction suprême pendant deux ans. Shimon Peres est le premier à tenir les rênes du pays et Yitzhak Shamir devient, en attendant son tour, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre par intérim. Il est également admis qu'Yitzhak Rabin, membre du Maarakh, garderait le portefeuille de la Défense pendant quatre ans et Yitzhak Modai du Likoud celui de l'Économie, pendant la même durée. Le système fonctionne sans trop d’à-coups. Au bout de deux ans, Peres démissionne loyalement, entraînant avec lui son gouvernement, comme l’exige la loi fondamentale. Il recommande alors au président de nommer Shamir Premier ministre. Et c’est un nouveau gouvernement qui lui succède. Il ne s’agit pas d’un simple changement à la tête d’un seul et même gouvernement. Ce système a été conçu comme un moyen de surmonter les cas de paralysie politique que favorise le système électoral à la proportionnelle quasi-intégrale, assortie d'un seuil d’éligibilité faible, de 3,25 %. Il a aussi permis à des alliés politiques ambitieux, convoitant tous les deux le poste de chef de gouvernement, de partager le "gâteau".
35 ans après le tandem Peres / Shamir, la méthode est reprise à la faveur des élections de février 2019. Benny Gantz, alors chef du parti Hossen Israël et étoile montante de la vie politique israélienne, s’allie avec les deux partis de centre droit Yesh Atid de Yair Lapid et Telem de Moshé Yaalon, pour former l’alliance Bleu blanc. Celle-ci prévoyait une rotation entre Gantz et Lapid, en compétition pour le poste de Premier ministre. Cette fois-ci la rotation ne s'organisait pas entre les deux principales formations politiques du pays mais à l’intérieur d’une même coalition, entre le parti majoritaire (celui de Lapid) et un parti minoritaire (celui de Gantz). Mais en cours de campagne électorale, Lapid renonce finalement à sa part de pouvoir, afin de renforcer la crédibilité de leur projet politique.
Une troisième expérience de rotation se produit avec Benyamin Netanyahu et Benny Gantz à l'issue des élections de mars 2020. Gantz, soutenu par 61 députés, s’était vu confier par le président la charge de former le gouvernement. Sa coalition espérait pouvoir enfin se débarrasser de Netanyahu. Mais c’était sans compter sur l'étrange manœuvre de Gantz qui alla négocier secrètement un gouvernement de rotation avec Netanyahu, une manœuvre choquante aux yeux de ceux qui l’avaient soutenu sur la base de sa promesse de ne pas s’associer avec un homme politique placé sous le coup de trois chefs d’accusations, dont celui de corruption.
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