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28/04/2020

Traiter la peur par la peur : trois conseils de Dominique Moïsi

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Traiter la peur par la peur : trois conseils de Dominique Moïsi
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Alors que la crise du Covid-19 suscite la peur partout dans le monde, le confinement qui en résulte dans de nombreux pays est l’occasion de replacer la culture au cœur d’un quotidien par ailleurs empli d’informations continues, souvent anxiogènes. Selon Dominique Moïsi, notre conseiller spécial, auteur de La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur (Stock, 2016), le meilleur moyen de traiter la peur est par la peur elle-même, qui devient alors un sujet d’étude et plus seulement un sentiment que l’on éprouve. Il nous conseille un livre et deux (trois) séries pour échapper au confinement.

La peur en Occident (1978), Jean Delumeau

Jean Delumeau est un grand historien français, professeur au Collège de France et récemment décédé. Dans son ouvrage publié en 1978, La peur en Occident, il essaie de construire une géographie et une chronologie de la peur, à partir de l’histoire de l’Europe, du Moyen-Âge jusqu'au XVIIIe siècle. Il traite des épidémies, en particulier de la peste noire, qui a tué près de 50 millions de personnes – diminuant ainsi de moitié la population des pays touchés – entre 1348 et 1351.

Cette œuvre est particulièrement intéressante par les temps que nous vivons en ce qu’elle montre comment les peurs se renforcent les unes les autres. À l’époque à laquelle s’intéresse Jean Delumeau, la peur de la pandémie vient s’ajouter à la peur de la guerre, de la violence civile, des famines, des invasions étrangères. Il est frappant de voir que sa réflexion sur la peur peut tout à fait être appliquée à notre société contemporaine. La peur préexistait : peur du terrorisme, peur de l’autre attisée par les migrations, peur du déclin, peur de la crise économique. Autant de couches archéologiques de peur auxquelles s’est ajoutée la peur de la pandémie.

Ce type de crises est marqué par une ambiguïté. La pandémie est égalitaire dans un premier temps : elle frappe traditionnellement les ducs comme les paysans – en témoigne l’hospitalisation de Boris Johnson pour cause de contamination. C’était absolument le cas jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qui a marqué l’émergence de réflexions sur les traitements. Dans un deuxième temps néanmoins, elle renforce les inégalités. À Chicago, qui compte 30 % d’Afro-américains, 70 % des victimes du Covid-19 appartiennent à cette communauté. Que va-t-il se passer demain si, ou plutôt quand la pandémie va toucher les zones les plus démographiquement peuplées du monde – le continent africain et le sous-continent indien ? Si nous sommes a priori égaux devant la maladie, cet "égalitarisme" disparaît avec le temps.

The Plot Against America (2020), David Simon et Ed Burns

Cette mini-série de six épisodes, tirée du roman éponyme de Philip Roth publié en 2004, qui a eu beaucoup de succès, est une dystopie. Elle décrit la montée et la victoire de l’antisémitisme et du fascisme aux États-Unis, avec en 1940 l’élection de Charles Lindbergh et la défaite de Franklin Delano Roosevelt, qui a pour conséquence une alliance entre Washington et l’Allemagne nazie.

L’histoire racontée ici est d’autant plus effrayante depuis l’élection de Donald Trump, car elle apparaît moins comme une fiction et, à certains égards, est un peu plus proche de la réalité. Elle véhicule un message important : quand la parole est libérée au sommet de l’État, tout devient possible à la base. Ce n’est pas un accident si la violence n’a jamais été aussi grande aux États-Unis que depuis l’élection de Donald Trump, et en particulier l’antisémitisme. On ne peut reprocher au Président américain d’être antisémite, mais il est en partie responsable de la libération des voix les plus extrêmes.

Cette dystopie nous fait toucher du doigt ce qu’étaient les États-Unis des années 1940, à travers l’existence d’une famille juive du New Jersey et l’évolution de ses membres : celui qui part à Londres pour combattre avec les troupes alliées, celle qui tombe amoureuse d’un rabbin qui collabore aux côtés de Lindbergh. Elle regarde ce qu’aurait pu être la grande histoire, à travers la petite histoire. Elle provoque ainsi la peur mais nous fait aussi réfléchir – et c’est ce que cette période de confinement nous appelle à faire.

Que se passera-t-il si le populisme, dans sa version la plus extrême, l’emporte dans un pays clé du monde ? Dans un premier temps, l’épidémie renforce les dirigeants au pouvoir, elle leur donne un bonus car nous les remercions de tenir la barre pendant que la mer est particulièrement forte. Viendra ensuite le moment du jugement sur les résultats. Souvenons-nous qu’en 2015, alors que l’Allemagne avait ouvert sa porte aux réfugiés, les commentateurs donnaient Angela Merkel perdante.

[The Plot Against America] provoque ainsi la peur mais nous fait aussi réfléchir – et c’est ce que cette période de confinement nous appelle à faire.

Elle est aujourd’hui en Europe la leader la plus populaire dans son pays, car elle apporte de la sécurité et ses choix s’avèrent pour le moment avoir été les bons. Bien entendu, si la pandémie ne s’arrête pas demain, et si ses conséquences économiques s’avèrent être encore plus graves que ses effets sanitaires, cela peut jouer en faveur des populismes – surtout si le bilan sanitaire des dirigeants en place est également contestable. La question demeure ouverte aujourd’hui.

Designated Survivor (2016-2019), David Guggenheim

La série débute le jour de l’inauguration du nouveau Président des États-Unis, qui s’apprête à prononcer son discours sur l'État de l’Union. Tout le personnel politique est présent, sauf une personne, le "designated survivor", qui endosserait la fonction suprême si tout le personnel était annihilé d’un coup. Il s’agit ici du secrétaire d’État au logement, qui vient d’être limogé par le Président qui n’apprécie pas ses positions politiques jugées trop social-démocrates. Une attaque terroriste survient au moment du discours et cet homme modeste, peu charismatique et terrifié se retrouve à la tête de la première puissance mondiale alors que celle-ci vit la crise la plus grave de son histoire.

De qualité un peu inférieure aux objets précédents, cette série est néanmoins intéressante pour comprendre les peurs et les espoirs de l’Amérique. La peur du terrorisme, qui anéantit ici tout le personnel politique. L’espoir du rêve américain, qui peut être reconstitué à partir d’un homme effacé que les circonstances vont contribuer à grandir.

En effet, le personnage principal, manifestement impréparé, qui n’en a jamais rêvé, se trouve, au fil des épisodes, grandir avec les événements et les défis. Ne pourrait-on pas y voir en creux le portrait d’une personnalité comme Harry Truman hier, vice-président de Roosevelt qui s’est retrouvé propulsé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou Joe Biden aujourd’hui, récemment désigné candidat du parti démocrate en vue de l’élection présidentielle ? Si Biden était élu président des États-Unis en novembre, on pourrait dire que, de même que la série The West Wing (1999-2006) a ouvert les portes à l’élection de Barack Obama, de même que House of Cards (2013-2018) a précédé celle de Donald Trump, Designated Survivor, a aussi été une sorte d’introduction à Joe Biden.

Bonus : The English Game (2020), Julian Fellowes

Développée par Julian Fellowes, à qui l’on doit également la série britannique Downton Abbey (2010-2015), The English Game décrit la naissance du football dans l'Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Comme dans Downton Abbey, le récit met l’accent sur les relations upstairs/downstairs – les aristocrates d’Eton contre les ouvriers textiles du Nord. Après les deux séries mentionnées plus haut, celle-ci permet un moment de détente – nécessaire également en cette période. Tout relatif néanmoins : le portrait de la misère de la classe ouvrière est sans concession.

 

 

Copyright : Loic VENANCE / AFP

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