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02/09/2022

Taiwan : jusqu'où ira la Chine ?

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Taiwan : jusqu'où ira la Chine ?
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

Il y a huit ans, dans un accès de franchise, l’amiral Zhang Zhaoying, alors commandant en chef adjoint de la Flotte du Sud de la marine chinoise, expliquait la stratégie poursuivie par son pays en mer de Chine du Sud comme visant à "étendre de manière ininterrompue le contrôle administratif de la Chine" sur ce territoire maritime, afin d’y parvenir à un "contrôle administratif effectif". Ces propos résonnent avec un écho singulier dans le détroit de Taiwan, après les fortes tensions de ce mois d’août. La visite de Nancy Pelosi à Taipei a offert à la Chine, dont les exercices militaires étaient déjà planifiés (à un niveau d’intensité certes inférieur), l’occasion d’enclencher pendant l’été une grande entreprise d’érosion de l’exercice par Taiwan de sa souveraineté. L’attitude chinoise de ces dernières semaines constitue un tournant en cela qu’elle a permis à Pékin de créer plusieurs précédents, et de jeter  les fondements d’actions futures. Jusqu’où la Chine peut-elle aller, et à quel rythme ? L’été 2022 marque les prémices d’une campagne dont l’intensification paraît inévitable. De la réponse de Taiwan et des Etats-Unis à ses prochaines étapes, dont certaines se déroulent déjà sous nos yeux, dépendra la capacité de la Chine à imposer son tempo.

Une stratégie d’érosion de la souveraineté de Taiwan

L’opération se déroule d’abord sur un terrain psychologique. Depuis plusieurs mois, les organes de propagande chinois laissent entendre qu’une incursion de l’armée de l’air chinoise dans l’espace aérien de Taiwan est un scénario crédible. Juste avant les grandes manœuvres du mois d’août, la publication de leur carte faisait figurer trois zones incluant pour la première fois certaines portions des eaux territoriales de Taiwan (dont la largeur est fixée à 12 milles nautiques à partir des lignes de base des côtes). Pour Pékin, il s’agissait d’envoyer le signal de la possibilité d’une incursion dans ces espaces maritimes définis comme souverains par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (article 2 de la CNUDM).

Selon les informations disponibles en source ouverte, la Chine n’a pas franchi cette limite : sa marine a pris soin d’éviter ces eaux territoriales. Certaines rumeurs à Taiwan font état de vols de chasseurs chinois s’approchant jusqu’à 18 milles nautiques des lignes de base. Le ministère taiwanais de la Défense ne les a pas confirmées. On peut temporairement conclure à ce stade que la posture taiwanaise a été suffisamment crédible pour dissuader la Chine de choisir la voie d’une incursion. Tout porte à croire en effet qu’une incursion aurait provoqué une collision ou un échange de tirs. Le ministère de la Défense taiwanais ne divulgue pas ses règles d’engagement mais a abandonné l’ambiguïté quant à sa possible réponse à une incursion, déclarant fin août que "l’armée nationale exercera son droit à l’auto-défense et contre-attaquera sans exception si des avions et des navires pénètrent notre territoire maritime et aérien en franchissant les 12 milles nautiques".

En revanche, les incursions de drones dans l’espace aérien des îles extérieures contrôlées par Taiwan, à Kinmen et à Matsu, sont un phénomène nouveau, soudain devenu régulier, et même fréquent – le gouvernement taiwanais en a dénombré 25 pendant le mois d’août. Elles jouent sur un théâtre moins risqué la partie que la Chine n’a pas osé lancer en grandeur nature : le franchissement des douze milles nautiques par la marine ou l’armée de l’air.

Depuis plusieurs mois, les organes de propagande chinois laissent entendre qu’une incursion de l’armée de l’air chinoise dans l’espace aérien de Taiwan est un scénario crédible.

Les incursions de drones sont caractéristiques de la "zone grise" dans laquelle la Chine se plaît à opérer pour engranger des gains dans des conflits territoriaux tout en évitant le combat frontal – par exemple, en mobilisant des garde-côtes plutôt que la marine contre le Japon, le Vietnam ou les Philippines (ce qu’elle pourrait d’ailleurs faire contre Taiwan à l’avenir). En visant à matérialiser l’érosion de la souveraineté de Taiwan et à démoraliser ses forces armées (la presse chinoise a publié une photo de soldats taiwanais prise par l’un de ces appareils), les incursions représentent un défi constant.

D’après les informations disponibles, il s’agit des drones civils disponibles dans le commerce, et non de drones de l’Armée populaire de libération. Rappelons que les îles de Kinmen se situent à moins de dix kilomètres de la côte chinoise.

Sous pression de l’opinion publique, à moins de deux semaines de l’ouverture d’une nouvelle session parlementaire pour laquelle l’effectivité de la dissuasion sera un sujet central, le gouvernement taiwanais s’est finalement résolu à réagir de manière ferme. Le commandement de Kinmen a annoncé le 1er septembre avoir, pour la première fois, abattu un drone. La Commission des affaires continentales du gouvernement taiwanais (équivalent d’un ministère des Affaires chinoises), a rappelé qu’il ne s’agissait "en rien d’engins volants civils innocents" (非單純民用航空器), et que la législation en vigueur régissant les relations entre les deux rives interdisait l’entrée dans l’espace aérien des îles extérieures taiwanaises d’avions civils chinois. Taiwan a d’autres options. L’institut national Chung-Shan des sciences et technologies a mis au point un système d’interférence électromagnétique en phase de déploiement sur 45 sites sensibles – mais l’interception électromagnétique ne sera pas toujours possible, puisqu’elle dépend de l’altitude et des contre-mesures électroniques des drones militaires chinois. Comme aux Etats-Unis et dans d’autres pays, l’industrie de défense taiwanaise cherche à développer des armes à énergie dirigée, lasers et ondes micro-ondes. La capacité militaire est centrale, mais la question politique encore plus essentielle. Que faire contre un essaim de drones ? Contre des incursions régulières ? À ce stade, il semble que l’interception systématique soit la voie retenue par Taiwan.

Dans le même temps, la Chine fait peser une incertitude nouvelle sur sa politique à l’égard de la navigation dans le détroit, et sur son interprétation de son statut en droit international. Depuis le mois de juin, les officiels chinois multiplient les déclarations affirmant que les eaux du détroit de Taiwan ne sont pas des "eaux internationales". Cette affirmation n’est pas du tout conforme au droit de la mer. Même dans l’hypothèse où Taiwan et le continent chinois appartiendraient demain à un même Etat souverain, la CNUDM définirait des eaux territoriales à partir des lignes de base des deux côtés du détroit, et autour des îles Pescadores, ce qui aboutirait au maintien dans le détroit de Taiwan d’un corridor d’eaux internationales

La Chine fait peser une incertitude nouvelle sur sa politique à l’égard de la navigation dans le détroit, et sur son interprétation de son statut en droit international.

Et la définition d’une zone économique exclusive à partir des limites des eaux territoriales dans le détroit ne changerait rien puisque qu’en droit de la mer, les ZEE sont soumises à un "régime particulier", dans lequel les droits souverains dont jouit l’Etat côtier se limitent à l’exploration et l’exploitation des ressources. Ainsi, la navigation dans le détroit resterait ce que l’article 36 de la CNUDM définit comme une "route de haute mer".

À quel jeu la Chine joue-t-elle avec ces déclarations ? Comme en mer de Chine du Sud, son objectif pourrait être, à terme, d’y créer un régime d’exemption au droit de la mer pour empêcher ou limiter la navigation de navires de guerre étrangers. Elle s’emploie, pour l’instant en vain, à convaincre les pays de l’ASEAN d’y instaurer un système de notification préalable et d’autorisation qui s’imposerait aux marines étrangères souhaitant naviguer dans cet espace, en contradiction évidente avec l’article 58 de la CNUDM régissant les droits et les obligations des autres Etats dans les ZEE. Le fait que la Chine n’ait pas défini les limites de sa ZEE en mer de Chine du Sud et préfère le flou juridique du "tracé en neuf traits" (qui délimite des droits historiques que la Chine ne définit pas précisément, et dont le Tribunal d’Arbitrage saisi par les Philippines a déterminé en 2016 qu’il ne saurait constituer une méthode de délimitation de droits maritimes compatible avec la CNUDM) complexifie le problème. Depuis quelques mois, on détecte côté chinois une approche similaire visant à créer des incertitudes sur le statut juridique des eaux du détroit de Taiwan, qui pourra servir à l’avenir à des opérations de souveraineté en contradiction avec le droit international, par exemple par l’emploi de garde-côtes ou en cherchant à intercepter des navires étrangers.

Dans le même temps, la Chine fait peser une incertitude nouvelle sur sa politique à l’égard de la navigation dans le détroit, et sur son interprétation de son statut en droit international.

La souveraineté taiwanaise : perspectives politiques et constitutionnelles

À l’évidence, vu de Pékin, la notion même de souveraineté de Taiwan est une hérésie. La Chine a longtemps concentré ses efforts à l’international, en entretenant au moyen du principe d’une seule Chine la fiction que cette notion n’existe pas, alors même que sa réalité concrète et observable est incontestable sur le terrain.

Une grande partie de l’attention internationale a été absorbée par les franchissements par l’APL de la ligne médiane dans le détroit, et la présence aujourd’hui quasi permanente dans la zone d’identification de défense aérienne de Taiwan. Or si ces opérations agressives et dangereuses poursuivent de nombreux objectifs, comme souligné par une analyse de l’Institut Montaigne en 2020, elles ne constituent pas des atteintes à l’exercice par Taiwan de sa souveraineté.

Pour bien comprendre ce qui se joue ici, il est important de rappeler la réalité constitutionnelle de la République de Chine (RDC), et de se replonger pour cela dans la fin de la guerre civile chinoise, mais aussi dans l’année 1991. Adoptée à Nankin en 1947 pour gouverner toute la Chine, la Constitution ne s’applique plus qu’à Taiwan après la défaite du Kuomintang sur le continent chinois, et le retrait des institutions de la RDC sur l’île. Jusqu’en 1991 sont en vigueur à Taiwan des "dispositions provisoires pour la mobilisation pendant la période de rébellion communiste" (動員戡亂時期臨時條款). Celles-ci justifient la prolongation des mandats parlementaires de députés élus en Chine en 1947 et 1948, et qui représentent l’ensemble des provinces chinoises. En les abrogeant en 1991, le Président Lee Teng-hui abandonne formellement l’ambition d’une reconquête du continent chinois par la force, jusque-là toujours poursuivie. Il fait alors adopter par le Parlement des articles additionnels à la Constitution de 1947, qui y inscrivent la notion de "zone libre" de la République de Chine, celle sous contrôle effectif de Taipei : Taiwan, les îles Pescadores, Matsu et Kinmen. Il s’agit là d’un moment décisif. Il permet les réformes politiques qui transforment cette "zone libre" en une démocratie solide, fondée sur la séparation des pouvoirs et protégeant les libertés individuelles des abus de l’exécutif. A l’époque, l’introduction de cette notion de "souveraineté effective" vient régler à Taiwan la question constitutionnelle plus large de la souveraineté chinoise.

Vu de Taiwan, rien n’a changé sur ce plan depuis : la société taiwanaise vit sa vie démocratique dans cette enveloppe constitutionnelle, que le mouvement indépendantiste souhaiterait redéfinir en abandonnant la terminologie de la "République de Chine" mais dont la sanctuarisation permet le maintien du statu quo dans le détroit.

Vers une “nouvelle normalité” ?

L’été 2022 ne représentera un tournant que si Xi Jinping intensifie ce qui apparaît aujourd’hui comme les prémices d’une stratégie d’érosion de cet édifice souverain par la voie militaire, et non plus seulement sur la scène diplomatique mondiale. Deux termes chinois sont essentiels pour comprendre la campagne chinoise telle qu’elle est conçue à Pékin. Le premier vient du commandement du théâtre d’opérations de l’Est de l’APL, en première ligne face à Taiwan : "verrouiller" (封控, ou lockdown), par la force. Le terme est un cran en dessous du terme de "blocus"(封锁), et suggère une capacité à imposer des mesures ciblées. La communauté stratégique taiwanaise discute aujourd’hui de nouveau de la réponse à apporter si l’APL provoque une disruption des approvisionnements taiwanais en gaz naturel liquide – le gaz représente 35 % du mix énergétique taiwanais, et Taiwan ne dispose que de réserves de dix jours.

Le deuxième est celui de "nouvelle normalité" (新常态), un terme signature des années Xi Jinping, que le Parti communiste applique à de nombreux domaines de son action – y compris en matière de politique étrangère et de sécurité extérieure. L’APL parle depuis peu "d’opérations militaires normalisées" (常态化军事行动) vis-à-vis de Taiwan. C’était déjà le cas, depuis 2019, des franchissements de la ligne médiane et de la présence dans le détroit de Bashi. Aujourd’hui, la pression monte d’un cran, le risque d’incursion ou d’approche dangereuse menant à un incident est plus fort que jamais, et la détermination de Taiwan à résister est mise au défi sur de nouveaux terrains – la navigation dans le détroit, et la réponse aux drones.

L’été 2022 ne représentera un tournant que si Xi Jinping intensifie ce qui apparaît aujourd’hui comme les prémices d’une stratégie d’érosion de cet édifice souverain par la voie militaire

De quel niveau de prise de risque Xi Jinping est-il capable ? En mer de Chine du Sud, vis-à-vis du Japon, des actions hybrides dans la zone grise ont transformé le statu quo du contrôle territorial effectif. Une observation des opérations et du discours chinois au mois d’août 2022 suggère un modus operandi similaire, face à un adversaire déterminé à maintenir l’ordre constitutionnel sur le territoire qu’il contrôle. Le calendrier politique 2022/2023 est très chargé : 20e Congrès du Parti communiste en octobre, élections locales à Taiwan en novembre, Assemblée nationale populaire en Chine en mars prochain, puis la campagne qui conduira aux présidentielles taiwanaises de janvier 2024. Des circonstances contextuelles amèneront Xi Jinping à augmenter ou à réduire l’intensité de ces opérations, mais une trajectoire semble d’ores et déjà tracée pour le prochain leadership qui agira sous son autorité du 20e Comité central du Parti.

Copyright: SAM YEH / AFP

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