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27/07/2021

Stratégie militaire américaine : vers un changement de cap ?

Interview de Maud Quessard

Stratégie militaire américaine : vers un changement de cap ?
 Maud Quessard
Directrice du domaine Euratlantique à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire

Le 4 février 2021, le Président américain Joe Biden demandait à son secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, de mener une étude des forces américaines déployées à l’étranger afin de s’assurer que l’empreinte militaire des États-Unis est correctement alignée avec la politique étrangère du pays et ses priorités en matière de sécurité nationale. Dans un contexte international marqué par de nouvelles menaces hybrides, un retrait militaire progressif du Moyen-Orient vers l’Asie-Pacifique et la persistance de la menace russe, cette Global Posture Review est considérée comme l’une des pièces maîtresses de la reformulation des enjeux stratégiques américains à l’échelle mondiale ainsi que comme un moyen de tenir la promesse du "Build Back Better". Quels sont les tenants et les aboutissants de cette "revue" ? Quels effets ce recalibrage américain peut-il avoir en Europe ? Maud Quessard, directrice du domaine euratlantique à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), répond à nos questions. 

Que peut-on attendre de la Global Posture Review initiée par la nouvelle administration américaine ? Pourquoi avoir engagé un tel processus ? 

Plusieurs facteurs expliquent la demande de Joe Biden de s’atteler à la préparation de la Global Posture Review. Il s’agit tout d’abord, pour la puissance américaine, de mobiliser toutes les ressources nécessaires à la reconstruction du leadership américain, tant sur le plan national qu’international, d’autant que le contexte géostratégique de compétition accrue avec la Russie et la Chine, déjà présent sous l’administration Trump, se maintient. Face à cet enjeu, les États-Unis doivent définir précisément les aires, les modalités et la gestion de la présence américaine de demain. Ce rapport permettra de poser les bonnes questions  : faut-il privilégier la mobilisation de l’armée de terre, de la marine ou de l’Air Force ? Faut-il investir davantage dans la recherche et le développement (R&D) de nouvelles technologies ? Rappelons en effet que ces compétitions entre puissances se jouent aussi dans l’espace cyber. Le rapport clarifiera en outre l’articulation existante entre les capacités de hard et soft power. Dans un communiqué de février 2021, le secrétaire à la Défense Lloyd Austin soulignait que le Président Biden envisageait la diplomatie comme l’outil "de choix" du leadership américain. Citant la complémentarité entre la diplomatie et la défense chère à Kennedy, M. Austin semble laisser entendre la mise en place d’une coopération rapprochée entre département d’État et département de la Défense. 

Un tel recalibrage n’a rien de surprenant : ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’une administration américaine passe commande d’une Global Posture Review. Un élément important dessine toutefois les contours d’une rupture notable avec les éditions antérieures : cette Review aura une ligne directrice opposée à celle des précédentes. Il n’aura échappé à personne que les cent premiers jours de l’administration Biden ont servi à corroborer le nouveau leitmotiv "America is back", défendu bec et ongles par la Maison-Blanche. Celui-ci s’est avant tout déployé à l’échelle nationale, comme le montre la logique de rééquilibrage budgétaire entre les dépenses consacrées à la société américaine et l’ensemble des enjeux stratégiques américains. Une telle équation à double inconnue est loin d’être simple à résoudre et requiert la délicate imbrication entre une démocratie sociale achevée et des enjeux stratégiques déjà présents sous l’administration Trump. Le programme "Build Back Better" initié par Joe Biden espère répondre à cette première inconnue et s’inscrit dans la lignée des objectifs avancés par Barack Obama au lendemain de la crise des subprimes.La Global Posture Review, elle, ambitionne de résoudre ces calculs savants par le biais d’un rééquilibrage des coûts budgétaires afin d’harmoniser les ambitions nationales et internationales de Joe Biden. Si d’aucuns voyaient dans le plan de sauvetage économique colossal un risque de diminution drastique du budget octroyé à la défense pour 2022, les montants demandés par l’administration Biden tordent rapidement le cou à ces rumeurs. L’enveloppe consacrée à la défense nationale soumise au Congrès pour l’année fiscale 2022 s’élève à 752,9 milliards de dollars, dont 715 milliards seront directement reversés au département de la Défense, soit une légère augmentation par rapport aux 703 milliards de l’année précédente. Ce montant sert ainsi à répondre aux défis que soulèvent des "pays comme la Chine et la Russie, et à des menaces pour la sécurité mondiale, comme le changement climatique et la pandémie de Covid-19". Si le Congrès doit encore se prononcer, il y a fort à parier que les révisions budgétaires prévues ne concerneront que les opérations de contingence à l’étranger (OCO). En toute logique, le budget consacré à la défense devrait connaître une légère expansion avec une répartition peu ou prou similaire, comme en témoignent les indications du communiqué. Dans le même temps, la publication des besoins budgétaires principaux aux programmes de renseignement militaire (MIP) révèle à son tour une augmentation inévitable à l’aune de l’essor des nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle.

Comment se profile le repositionnement des forces de défense américaines, notamment après l’annonce du retrait définitif des troupes d’Afghanistan ? Quels principes sont susceptibles de guider ce processus ? Cela va-t-il de pair avec l’envie de se repositionner davantage en direction de la région indopacifique ? 

La Maison-Blanche souhaite envoyer un message clair à l’électorat américain : le temps des guerres sans fin est révolu, comme en atteste d’ailleurs le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Pour autant, cette politique ne sonne pas le glas de la présence américaine dans le reste du monde. Au contraire, Joe Biden n’a pas manqué de souligner, lors de son allocution du 8 juillet, le besoin urgent de s’adapter à la mutation des différentes menaces. Parmi celles-ci, la Chine ou encore la menace terroriste, dont la gestion par l’administration Trump apparaît comme un succès mitigé, les États-Unis continuant d’être la cible d’attaques terroristes. Nombre de zones marquées par des conflits ouverts en Syrie ou en Irak observent ainsi une résurgence dangereuse de plusieurs groupes terroristes. Afin de pallier ces insuffisances, il y a fort à parier que la Global Posture Review s’attachera à promouvoir une empreinte militaire plus légère tout en adaptant son arsenal à la lutte antiterroriste sur place. Ces efforts sont susceptibles de se traduire par une volonté croissante d’assurer un degré minimal de visibilité des troupes stationnées sans pour autant compromettre les effectifs présents sur le plan capacitaire. De même, il ne s’agit en aucun cas de cesser de coopérer avec les alliés par l’échange de renseignements ou par la réalisation d’opérations conjointes.

Il y a fort à parier que la Global Posture Review s’attachera à promouvoir une empreinte militaire plus légère tout en adaptant son arsenal à la lutte antiterroriste sur place. 

Si cette position reflète le souhait de Joe Biden, le retrait d’Afghanistan n’est néanmoins pas vu d’un bon œil par l’ensemble de l’élite politique américaine. En son temps, Barack Obama faisait déjà les frais de cette décision, qui avait provoqué une levée de boucliers au sein même de la Maison-Blanche et du Pentagone. Beaucoup y opposaient le risque d’une déstabilisation nocive de la région en faveur des groupes terroristes. Dix ans plus tard, la classe politique américaine, républicains et démocrates confondus, invoque les mêmes inquiétudes. 

Le processus en cours s’inscrit en réalité dans une stratégie de repositionnement des troupes américaines en accord avec un basculement géostratégique contemporain. Depuis plus d’une dizaine d’années, les intérêts américains migrent du Golfe vers l’Indopacifique. La Global Posture Review pourrait bien conforter cette bascule en consacrant une grande partie de son propos à l’indispensable présence de la Marine américaine en mer de Chine méridionale. Face aux provocations chinoises, il revient aux États-Unis de s’investir davantage dans cette zone clé. Pour ce faire, plusieurs pistes peuvent être envisagées : mobiliser davantage leur première flotte en Océanie ou encore négocier aussi bien avec leurs alliés traditionnels que sont l’Australie et le Japon qu’avec les Philippines ou la Birmanie. Ces deux derniers pays sont d’ailleurs les points de jonction stratégiques favorables à ce repositionnement. Dans cette constellation d’acteurs, la Corée du Sud (qui accueille aujourd’hui 28 500 soldats américains), au même titre que Taiwan, est amenée à faire l’objet d’une grande attention de la part des Américains lors de l’étude de leurs investissements stratégiques.

Quelles conséquences un tel repositionnement pourrait-il avoir pour l’Europe et sa sécurité ? 

Tout pivot vers l’Asie n’implique pas forcément un éloignement du Vieux Continent, l’Europe demeurant une porte d’entrée vers des régions cruciales pour les intérêts américains, comme le Moyen-Orient. L’existence de commandements militaires comme le CENTCOM en témoigne : l’Europe reste une base arrière de grande importance. Cela s’explique également par la présence historique de troupes sur le flanc est du continent, assurant la poursuite du bras de fer russo-américain. Rien ne porte à croire que cette coopération s’apprête à disparaître. De fait, le programme de dissuasion permettant un maintien des troupes et d’armements américains en soutien aux Européens, l’actuel European Deterrence Initiative (EDI) depuis Trump (anciennement European Reassurance Initiative sous Obama), trouve un écho favorable auprès de l’administration Biden. Par ailleurs, l’Europe du sud reste aux yeux des États-Unis une zone stratégique dans la lutte contre les velléités hégémoniques chinoises et russes. 

Pragmatique, l’administration Biden ambitionne d’approfondir ses liens diplomatiques avec l’Europe dans le but de garantir la poursuite de sa présence militaire, cette dernière représentant un levier de pression indéniable dans les négociations triangulaires entre Europe, Chine et États-Unis. Second pendant de la relation transatlantique : une montée en puissance américaine dans la compétition technologique que se livrent la Chine et les États-Unis ne peut se faire qu’avec le concours des Européens. À cet effet, il ne fait aucun doute que la Global Posture Review est destinée à donner la priorité au terrain de conflictualité que représente l’espace cyber à mesure que les menaces hybrides émanant de Chine, de Russie, d’Iran et de Corée du Nord prennent de l’ampleur. 

Loin d’une vision monolithique de l’Europe, les États-Unis la perçoivent comme une mosaïque de pays complexes mais utiles à la poursuite de leurs intérêts. Certes, la question ukrainienne, les crises migratoires et les menaces terroristes font naître de nombreuses inquiétudes quant à la fragilité de l’Europe et sa capacité à assurer sa propre protection. Les exhortations de Donald Trump en faveur d’un meilleur burden-sharing, c’est-à-dire, à ses yeux, d’un partage plus équitable du financement de l’OTAN, en disent long sur la vision américaine du continent européen. Toutefois, l’administration Biden est consciente du fait que la réussite de sa bascule stratégique vers l’Indopacifique ne peut se faire sans l’aide de ses alliés européens. 

Il en va de même dans l’Arctique, nouveau théâtre de compétition entre grandes puissances, où les États-Unis, dont les intérêts convergent ici avec ceux de l’Europe, multiplient les coopérations militaires avec les États européens. Ouvrant le front de la dissuasion à l’Arctique, un nouvel accord datant d’avril 2021 permet notamment la construction de bases américaines aériennes et navales sur le territoire norvégien. 

La Global Posture Review est l’une des pièces maîtresses de la refonte des enjeux stratégiques américains à l’échelle mondiale. 

La Global Posture Review est l’une des pièces maîtresses de la refonte des enjeux stratégiques américains à l’échelle mondiale. Pour l’heure, l’administration Biden entend démontrer que ses alliances bilatérales sont tout aussi importantes que ses relations transatlantiques ou encore transpacifiques. 

Comment la Global Posture Review peut-elle parvenir à prendre en compte les effets d’un meilleur burden-sharing ?

Malheureusement, la Global Posture Review peine à donner le "la" en matière de burden-sharing. Cela résulte en grande partie d’un manque de consultation des alliés des États-Unis. Lors de la préparation du document, le Pentagone effectue d’abord son audit de manière indépendante afin de dresser un bilan exhaustif des dépenses impliquées. Les alliés ne sont associés à ce processus qu’a posteriori. Ce mode opératoire traduit une définition sur le mode du "cavalier seul" des intérêts stratégiques nationaux, reléguant les alliés au rôle de simple soutien de la puissance américaine. Dans le même temps, les États-Unis sont incités à étendre leur présence sans en augmenter considérablement les moyens. Il s’agit là d’un constat alarmant  : les États-Unis cherchent à faire plus avec moins de moyens. Les ambitions de Trump puis de Biden dans l’Indopacifique trahissent ce nouvel état d’esprit de l’exécutif américain. Lorsque celui-ci annonce que la présence américaine dans la zone est amenée à devenir plus "multidimensionnelle", cela revient à dire que de nouveaux outils de puissance tels que la pression économique viendront compenser les faiblesses en termes de hard power. Comme l’affirme Lloyd Austin, l’objectif principal de cette Global Posture Review reste l’endiguement de la puissance chinoise, avant même celui de la Russie. Les négociations menées dans le cadre du Quad (dialogue stratégique entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde) confirment ce renouveau de la puissance. Outre les problématiques sécuritaires, il s’agit également de contrer l’influence de la Chine dans cette zone, notamment exercée par le biais de la diplomatie des vaccins.

Quels sont les organismes responsables de la rédaction de cette feuille de route ? Comment se déroule ce processus ?

Les Global Posture Review passées ont toutes été effectuées suivant le même processus. Avant même la rédaction du document, le Pentagone effectue un audit clair et concis des dépenses qu’il estime nécessaires à la sauvegarde des intérêts américains. Une fois les différents budgets établis, ceux-ci sont présentés au Sénat ainsi qu’à la Chambre des Représentants sous la forme d’auditions ponctuelles. À la suite de ces entretiens, le Congrès se prononce en faveur desdits budgets ou, au contraire, peut en proposer une révision à la baisse. Seules les grandes lignes sont actuellement connues par le biais de communiqués. Le déroulé des montants se fait par la suite et la date de leur publication n’est pour l’heure pas fixée. 

 

Copyright : Delil SOULEIMAN / AFP

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