Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
10/11/2021

"SQUID GAME", plongée dans un monde gouverné par la peur

Imprimer
PARTAGER
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"Un, Deux, Trois… Soleil". Depuis que j’ai vu sur Netflix la série sud coréenne la plus populaire de l’histoire, je ne peux plus jouer avec mes petites filles comme je le faisais auparavant. Le mélange délibéré entre compétition pour la survie et jeux d’enfants est d’une redoutable efficacité, certains diraient d’une terrifiante perversité, d’une violence à peine soutenable. Comment expliquer alors le triomphe d’une série "venue d’ailleurs", qui a battu en terme d’audience la série française "Lupin" avec Omar Sy au palmarès des séries non anglo-saxonnes, et qui, en quelques semaines, a fait gagner plus de nouveaux abonnés à Netflix que toute autre série avant elle ?

La première interprétation, la plus négative mais peut-être la plus réaliste, consiste à dire que c’est précisément sa violence qui fascine, et plus encore les jeunes et les adolescents que les adultes. Associer jeux de survie et jeux d’enfants : il fallait oser le faire. Certes, depuis les Contes de Perrault et plus encore "Alice au pays des Merveilles" de Lewis Caroll, les critiques littéraires, tout comme les psychologues cliniciens et les psychanalystes, se sont attachés à démontrer la complexité ou tout du moins l’absence d’innocence de ces récits soi-disant pour enfants, aux dimensions troubles. Dans la série sud coréenne, cependant, les allusions au sexe sont quasi absentes, la nudité inexistante ou presque. Ce qui domine, c’est la violence physique et psychologique pure. Un jeu de massacre par une sélection impitoyable. Sur quatre cents candidats, tous sont destinés à mourir sauf un, le vainqueur, qui recevra une somme très importante, lui permettant d’effacer ses dettes et de repartir du bon pied dans la vie.

Après le premier épisode - tout particulièrement "saignant" - la tentation est grande, irrésistible pour certains, d’en rester là. Pourquoi s’infliger un spectacle d’une telle perversité ? Ni l’esthétique, "baroque" par certains côtés, ni le jeu des acteurs, souvent excellents, ne le justifient.  

Cette série asiatique au succès planétaire n’est qu’une illustration, parmi tant d’autres, d’une globalisation de plus en plus malheureuse, qui fait ressortir le pire de l’Homme.

Cette série asiatique au succès planétaire n’est qu’une illustration, parmi tant d’autres, d’une globalisation de plus en plus malheureuse, qui fait ressortir le pire de l’Homme. 

Dans un Moyen- âge si proche de nos obsessions contemporaines et qui pouvait évoquer le Moyen-Orient d’aujourd’hui, "Game of Thrones" voyait se succéder décapitations, incestes et étalage de sexe et de violence. Avec "Squid Game" la perversité s’est rapprochée dans le temps. C’est bien aujourd’hui qu’a lieu l’action. Elle s’est cependant éloignée dans l’espace : nous sommes en Asie, dans un pays dont les rues et les faubourgs de la capitale, Séoul, nous sont de plus en plus familières, surtout depuis le succès à Cannes, il y a bientôt trois ans, du film "Parasite".

Ce qui amène un Occidental à se poser la question suivante : pourrait-on aller jusqu’à dire que l’universalisme a traversé le Pacifique et que la Corée du Sud est en train de devenir, pour notre époque, ce qu’avait été Hollywood depuis les débuts ou presque de l’invention du cinéma ? Les rues de New York ou de Los Angeles, les banlieues aisées de Dallas, les grands espaces des Westerns dans les années 1950 et le début des années 1960 étaient, de par leur familiarité visuelle, devenues le champ d’action naturel de l’imaginaire. Mais le message originel d’Hollywood était d’une toute autre nature. Il pouvait se résumer en une formule : "si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire". À voir la série sud coréenne au succès planétaire, il conviendrait de remplacer le terme de rêve par celui de cauchemar. Le triomphe de "Squid Game" traduirait-il notre entrée dans un monde qui a durablement remplacé l’espoir par la peur ? Un modèle de peur qui ne vient pas d’Asie, mais dont l’action s’y situe. Et qui triomphe auprès d’un public mondial, qui regarde, fasciné, cet étalage de violence et semble s’y reconnaître. Il y a peut-être une part de vérité dans ce schéma, même s’il apparaît excessivement simpliste. 

De fait, la réalité est sans doute plus complexe encore et au moins autant économique et sociale que psychologique et culturelle. Le point de départ du récit de la série sud coréenne est le niveau d’endettement d’une frange toujours plus large de la population. L’explosion des inégalités entre riches et pauvres a créé un monde à la Hobbes, où l’homme est un loup pour l’homme, presque au sens littéral du terme : ne pourront survivre que les plus forts, les plus rusés, les plus cyniques, bref les plus inhumains. Ce qui n’empêche pas que des formes de solidarité se développent entre ces gladiateurs des temps modernes.

L’Asie s’est-elle emparée du domaine de l’imaginaire, avant de récupérer le flambeau de l’Histoire des mains d’un Occident fatigué et sur le déclin ?

Être ensemble, constituer des alliances même brèves, ne permet pas de l’emporter à la fin, mais peut constituer la condition de la survie au moins à court terme. Après s’être inspirée de l’Occident pendant des décennies, l’Asie s’est-elle emparée du domaine de l’imaginaire, avant de récupérer le flambeau de l’Histoire des mains d’un Occident fatigué et sur le déclin ? C’est toute la question que pose le succès troublant d’une série qui mêle avec efficacité et talent des références empruntées à des cultures et à des générations différentes.

Reste que l’effet de "Squid Game" sur les adolescents et les enfants peut être désastreux, avec la tentation de reproduire dans les cours de récréation des écoles et des lycées ou sur les campus des universités des jeux inspirés de la série et portés jusqu’à leur paroxysme. Les terroristes de Daech s’étaient, dit-on, inspirés dans le spectacle de leurs exécutions publiques des épisodes de la série "Game of Thrones". Le risque est bien sûr que la série sud coréenne, après s’être inspirée de faits réels intervenus aux quatre coins de la planète, devienne elle-même source d’inspiration pour des jeux pervers qui attireraient une part toujours plus importante de la jeunesse. À quand une série positive qui fasse rêver et sortir le meilleur, et non le pire, de la nature humaine ?

 


Copyright : Matt Winkelmeyer / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne