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09/02/2022

Russie, gaz et Union européenne, mélange explosif

Russie, gaz et Union européenne, mélange explosif
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Alors que Vladimir Poutine masse près de 100 000 soldats à la frontière ukrainienne, l’Occident redoute les conséquences d’un conflit qui pourrait dépasser le seul cadre de la confrontation armée. Et pour cause, ce qui se joue entre l’Ukraine et la Russie pourrait avoir des répercussions bien plus profondes. Dans ce deuxième épisode de la série Ukraine, Russie : le destin d'un conflit, Eric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne, insiste sur la question de la dépendance énergétique de l’Union européenne. 

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

Le Premier ministre hongrois a dû ouvrir les yeux de ceux qui pensaient le commerce international de gaz fossile politiquement inodore. Lors de sa conférence de presse tenue le 1er février, il déclara sans ambages sous le regard approbateur de Vladimir Poutine : "la Hongrie sera à l’abri en cas de problèmes sur le marché européen du gaz grâce à notre contrat avec nos partenaires russes".

Peu auparavant, Fatih Birol, directeur de l’Agence Internationale de l’Énergie, s’était départi du langage diplomatique usuel pour affirmer que les tensions sur le marché européen du gaz "apparaissent dues au comportement du fournisseur de gaz russe contrôlé par l’État", Gazprom pour ne pas le nommer. Alors que la reprise économique s’intensifiait en Europe dans les derniers mois de 2021, les livraisons de gaz russe étaient 25 % inférieures à celles de la fin de 2020. Selon M. Birol, la Russie pourrait sans problème augmenter d’un tiers ses livraisons à l’Europe.

Si elle ne le fait pas alors que les prix de marché ont quasiment doublé en Europe, c’est, est-on tenté de penser, que des considérations politiques fortes l’ont emporté sur l’intérêt commercial. En réalité, il est probable que la Russie y gagne sur les deux tableaux, comme on le verra par la suite.

Le gaz, arme géopolitique pour la Russie

La tension avec l’Ukraine a fait ressortir le sujet NordStream 2, ce gazoduc immergé depuis le Golfe de Finlande jusqu’à l’Allemagne et qui doublerait la capacité d’exportation russe sous-marine (donc non tributaire de pays de transit) vers l’Europe de l’Ouest. Selon une interprétation fréquente, l’un des buts de l’agressivité russe serait de sécuriser l’infrastructure et de la dépolitiser, du moins dans le sens Ouest-Est.

Ce n’est pas la première fois que la Russie utilise les hydrocarbures comme moyen de pression politique.

Ce n’est pas la première fois que la Russie utilise les hydrocarbures comme moyen de pression politique.

La Lettonie vit son approvisionnement en pétrole coupé en 2003, sous le prétexte que la minorité russophone y était maltraitée. Peu après l’élection en 2005 de Viktor Youchtchenko, vu comme pro-occidental, l’approvisionnement en gaz de l’Ukraine s’éteignit au pire de l’hiver. En 2006, Gazprom doubla le prix du gaz exporté à la Géorgie, après que des officiers russes y furent accusés d’espionnage. En 2006 à nouveau, lorsqu’un raffineur lithuanien fut vendu à une entreprise polonaise plutôt que russe, la Russie invoqua une fuite pour réduire ses exportations de gaz.

Politiquement significatives, ces manœuvres n’étaient que des escarmouches. Par son ampleur et ses enjeux, la situation actuelle est différente et présente d’intéressantes similarités avec celle de 1973, lorsqu’un groupe de pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient mené par l’Arabie Saoudite décida un embargo des exportations de pétrole vers l’Amérique et l’Europe, dans le but d’isoler Israël. 

Soulignons-le d’emblée : bien que pétrole et gaz soient tous deux principalement consommés comme sources d’énergie primaire, leurs marchés sont différents.

L’exportation de gaz nécessite de lourdes infrastructures, gourmandes en capital, gazoducs ou terminaux gaziers ultra-sécurisés pour les navires transportant du gaz liquéfié (GNL) à - 160°C (une explosion serait littéralement catastrophique) et assortis d’installations de regazéification et de gazoducs secondaires. Les exportations de pétrole ne demandent quant à elles que des navires pétroliers et des raffineries proches des terminaux. De ce fait, le marché du gaz a longtemps été dominé par des contrats à long terme, alors que celui du pétrole est déterminé par l’interaction entre marchés spot et à terme. Le marché du pétrole étant plus profond, plus liquide et doté d’instruments de couverture plus sophistiqués, ce sont ses prix qui déterminent ceux du gaz, avec un ajustement progressif, du moins jusqu’il y a peu.

De cette différence structurelle en découle une seconde : une réduction discrétionnaire des exportations de pétrole de l’OPEP affecte immédiatement tous les importateurs, puisque les prix sont ceux du marché spot. D’ailleurs, un supertanker faisant route vers le Cap de Bonne-Espérance pour livrer à Rotterdam, peut se dérouter à tout moment vers Singapour, si sa cargaison est rachetée à un meilleur prix par des raffineurs asiatiques. Ce n’est évidemment pas possible pour le gaz convoyé par gazoduc : la destination est fixée d’avance. Sous un angle géopolitique, le gaz est un marché et donc une arme locale. Pour l’heure, le champ de bataille est l’Europe.

Le marché européen du gaz connaît son “moment 1973

Comme en 1973, l’économie mondiale est en phase de forte reprise, voire de surchauffe si l’on en juge par la montée rapide et générale de l’inflation. Comme alors, la reprise entraîne une forte demande de produits énergétiques, avec un avantage cette fois pour le gaz naturel, énergie fossile privilégiée par nombre de pays développés cherchant à réduire leur dépendance au charbon. Enfin, comme en 1973, les producteurs d’hydrocarbures pompent à plein régime.

Pour un producteur disposant d’un poids important sur le marché, ce sont des circonstances idéales pour exercer son pouvoir de marché en réduisant la production, l’envolée des prix qui en résulterait - les concurrents ne pouvant produire plus - surcompensant la réduction des volumes livrés.

En 1973, ce fut un cartel de producteurs de pétrole qui ferma les robinets, provoquant un doublement du prix mondial du brut. En 2021, la Russie, qui, avec l’Azerbaïdjan, fournit 41 % des besoins de l’Europe et 55 % de ceux de l’Allemagne, réduisit ses livraisons de 25 %. Cela ne rend pas nécessairement l’opération rentable à court terme, puisqu’une partie des livraisons est facturée à un prix fixé antérieurement. Mais comme les prix des contrats finissent par s’aligner sur les prix de marché, l’opération est profitable à moyen terme.

Conséquence de l’action russe : le prix de marché du gaz en Europe n’est plus déterminé par celui du pétrole, mais par sa propre dynamique.

Autre conséquence intéressante de l’action russe : le prix de marché du gaz en Europe n’est plus déterminé par celui du pétrole, mais par sa propre dynamique. À contenu énergétique équivalent, le prix du gaz fossile importé par l’Allemagne a augmenté de 175 % depuis 2019, celui du pétrole n’ayant gagné que 30 %. En Europe, le gaz a pris son indépendance par rapport au pétrole, ce qui est tout à l’avantage du producteur dominant.

La stratégie russe fait d’une pierre deux coups

Voyons les choses en face : la stratégie de la Russie repose sur de solides fondamentaux économiques, qui proviennent de la conjonction d’une forte demande mondiale, et d’une position dominante sur le marché local. Le renchérissement du pétrole brut (93$ le baril le 4 février), principal poste des exportations russes, ne fait que renforcer ce bon environnement.

Bien entendu, que les demandes russes de rééquilibrage politico-militaire appuyées de bruits de bottes bien sonores coïncident avec la réduction en plein hiver des exportations d’un produit énergétique critique n’est pas le fruit du hasard. Mais ce serait une erreur de ne juger cette stratégie que sous un angle géopolitique. Elle a également du sens d’un point de vue strictement économique.

Lorsqu’on peut faire d’une pierre deux coups, pourquoi s’en priver, a-t-on dû penser à Moscou, où l’on sait bien qu’on bénéficie d’un environnement économique exceptionnellement bon, mais dont on ne sait pas s’il durera.

Difficile pour l’Europe de se soustraire au chantage 

La Russie ne serait pas en position dominante si l’Europe n’était pas aussi dépendante du gaz pour ses besoins énergétiques. Si l’on se restreint aux livraisons par gazoduc, les producteurs européens (Norvège, Royaume-Uni, Pays-Bas) et l’Algérie fournissaient en 2019 257 Mds m3 de gaz à l’Europe contre 181 pour la Russie et l’Azerbaïdjan. Une baisse de 10 % des besoins ramènerait mécaniquement la part de marché russe de 41 % à 34 %, un niveau qui pourrait priver la Russie de sa position dominante. D’ailleurs, la plupart des pays européens ont réduit leur consommation de gaz fossile au cours des dix dernières années : entre 2010 et 2019, dernière année qui puisse servir de référence non biaisée par la pandémie, la consommation de l’Europe a baissé de 11,2 %, le Danemark parvenant même à une baisse de 44 % et la Finlande de 51 %. Parmi les gros consommateurs de gaz, l’exception est l’Allemagne, dont la consommation a augmenté de 0,7 % entre 2010 et 2019.

Parmi les gros consommateurs de gaz, l’exception est l’Allemagne, dont la consommation a augmenté de 0,7 % entre 2010 et 2019. 

Le gaz fossile y couvre désormais 25 % des besoins en énergie primaire, la dépendance étant encore plus forte (quoique décroissante) pour les Pays-Bas (38 %) ou l’Italie (39 %), mais nettement plus faible pour la France (16 %). Dans la plupart des cas, réduire la dépendance au gaz est le produit de politiques de réduction des émissions de CO2 plus que de stratégies d’indépendance géopolitique, bien que cette dernière considération ait probablement guidé les décisions de pays comme la Finlande ou les républiques baltes, qui savent à quoi s’en tenir à propos de leur grand voisin.

Que l’Allemagne soit allée à contre-courant découle directement de sa politique énergétique : substitution du gaz au charbon pour réduire les émissions mais aussi fermeture des unités de production nucléaire au profit d’énergies renouvelables mais intermittentes, donc forcément couplées à des turbines à gaz. 

Il devient difficile de comprendre une telle stratégie, qui a fait dire à l’ancien président de l’Ifo, l’économiste Hans-Werner Sinn, que "dans le contexte mondial du XXIème siècle, l’Allemagne est devenue le conducteur qui prend l’autoroute à contre sens". Par politesse, M. Sinn s’est abstenu de signaler que la Belgique s’est également engouffrée dans la même voie.

A en juger par le programme de la nouvelle coalition au pouvoir, il est cependant peu probable que l’Allemagne revienne sur sa décision de fermer ses dernières centrales nucléaires, malgré leurs excellentes performances. Sa dépendance au gaz russe ne pourra donc qu’augmenter à l’avenir.

Sanctions, vous avez dit sanctions ?

Dans ces conditions, les sanctions potentielles évoquées par la présidente de la Commission européenne dans son interview au Handelsblatt et aux Echos du 4 février ne sont pas toutes convaincantes. Sur le papier, comme 85 % des exportations russes par gazoduc vont à l’Europe, cette dernière a une position dominante d’acheteur, ce que le jargon économique appelle une situation de monopsone, qu’elle pourrait mettre à profit pour faire pression sur son fournisseur. Mais ceci ne vaut que si l’acheteur est une entité homogène prête à mettre en œuvre une stratégie, ce qui n’est évidemment pas le cas, vue la situation de dépendance de l’Allemagne.

Ursula von der Leyen est d’ailleurs consciente de cette faiblesse lorsqu’elle explique que l’UE cherche à diversifier ses approvisionnements, souligne que le nombre de terminaux gaziers pour le gaz naturel liquéfié (ou GNL) a beaucoup augmenté et "imagine" que les achats de gaz pourraient être mutualisés. Le choix du verbe "imaginer" résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Les sanctions potentielles évoquées par la présidente de la Commission européenne [...] ne sont pas toutes convaincantes. 

Du côté du réalisme, notons que le Japon a déjà pris les devants : Koichi Hagiuda, ministre du commerce extérieur explique que son pays veillerait à être approvisionné en GNL cet hiver avant de considérer "ce qu’il pourrait faire pour aider la communauté internationale" en cas de conflit ouvert en Ukraine.

Parmi les autres sanctions évoquées, figurent l’embargo sur la haute technologie que la Russie doit importer, y compris pour satisfaire ses ambitions militaires, et la possibilité de bannir la Russie du système électronique de paiement et de compensation international SWIFT. Elles sont plus crédibles que la menace de ne pas ouvrir NordSteam 2, incompatible avec la réalité énergétique allemande. Leur efficacité est cependant limitée : la Russie se tournerait probablement vers la Chine pour ses importations technologiques, moins pointues mais pouvant quand même faire l’affaire au prix de quelques compromis politiques.

Quant à l’exclusion de SWIFT, elle pourrait être contournée pour les principales sources de revenu de la Russie, les exportations d’hydrocarbures. Que les règlements soient plus fastidieux et plus lents ne les empêcheraient pas, et la Russie, dont les réserves de change sont bien garnies, n’a aucun problème de liquidités. En revanche, pour beaucoup d’entreprises européennes commerçant avec la Russie, ce serait rédhibitoire. Difficile dans ces conditions d’imaginer que l’ensemble des banques parties prenantes de SWIFT, société de droit belge présidée par un Pakistanais et dirigée par un Espagnol, accepte de bon gré d’exclure la Russie.

Restent les sanctions financières dirigées contre des individus de l’entourage de Vladimir Poutine, voire vers le président de la Fédération de Russie lui-même, c’est à dire en réalité vers ses prête-noms car l’homme est tout sauf naïf. Mais juger de leur efficacité ne relève pas de l’analyse économique.

Au bout du compte, la stratégie économique optimale permettant à long terme de tenir tête à la Russie serait de réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz. N’oublions pas que la moitié des réserves mondiales de gaz fossiles sont détenues par la Russie (20 %), l’Iran (17 %) et le Qatar (13 %). En réduisant sa consommation de gaz, l’UE abaisserait ses émissions de CO2 et, accessoirement, s’immuniserait contre les pressions politiques de pays dont les régimes sont ouvertement hostiles à ses valeurs.

 

Copyright : Odd ANDERSEN / AFP

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