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18/03/2021

Revue de presse internationale #6 : Les enjeux de puissance dans l’Arctique

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Revue de presse internationale #6 : Les enjeux de puissance dans l’Arctique
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s’intéresse aux enjeux économiques et stratégiques de l’Arctique pour la Russie, la Chine et les États-Unis et leurs projets d’infrastructures dans cette région. 

 
Réserve de croissance essentielle à l’économie russe, élément important de la stratégie globale d’expansion chinoise, l’Arctique suscite aussi un regain d’intérêt à Washington. 

L'engouement que suscite l'Arctique, non seulement chez les États riverains, mais aussi de la part de puissances comme la Chine et l’Inde est également une conséquence du réchauffement climatique. La hausse des températures, particulièrement sensible dans les zones polaires, inhospitalières, facilite l'exploitation des richesses considérables du sous-sol, rendant praticable la navigation sur la "route maritime du Nord" (RMN) et réduisant sensiblement les temps de transport entre les continents européen, asiatique et américain. Comme c'était le cas lors de la Guerre froide, l'Arctique retrouve une importance stratégique du fait de la montée des tensions entre grandes puissances.

La Russie, acteur principal 

Des cinq États riverains de l'Arctique, la Russie est incontestablement l’acteur majeur, qui revendique plus de la moitié de ses côtes - 22.600 km si l’on prend en compte les îles - et environ la moitié des populations arctiques. Vladimir Poutine ne manque pas de souligner que son pays est la première puissance de la région, près d'un tiers de son territoire se trouvant en zone polaire. En mars 2020, le gouvernement russe a adopté un plan de développement socio-économique des régions arctiques jusqu’à 2035, qui vise notamment à attirer les investissements privés - la priorité allant aux ressources énergétiques - et à inciter la population à s’y installer.  

En mars 2020, le gouvernement russe a adopté un plan de développement socio-économique des régions arctiques jusqu’à 2035. 

Le 1er février 2021, le Premier ministre Michoustine a approuvé six grands projets d'investissement, bénéficiant du soutien de l'État russe (Mourmansk, archipel de Nouvelle Zemble et péninsule de Taymyr). D'après Michael Paul, expert du think tank SWP, interrogé par le DLF, les sommes allouées par le budget de l'État en 2021-2023 aux quelques 2,4 millions d'habitants du grand Nord, de l'ordre de 190 millions €, sont toutefois nettement insuffisantes pour freiner l'exode des populations. 

Disposant de la flotte de brise-glaces la plus importante au monde, la Russie poursuit son effort, cinq nouveaux navires à propulsion nucléaire devraient être achevés d'ici 2027 (le premier, "Artika", a récemment été lancé) et une nouvelle génération de brise-glaces, encore plus puissants, doit être mise en chantier (le prototype de la série, "Leader", est attendu en 2027). Un satellite météorologique, "Arktika-M", vient d'être mis en orbite, dont la mission est de recueillir des données sur l'évolution du climat dans les régions polaires. Une grande attention est accordée à l'exploitation de la "route maritime du nord" ("Севморпуть"), confiée en 2019 à Rosatom, propriétaire des brise-glaces. Le tonnage transporté est passé de 7 millions en 2016 à 32 millions de tonnes en 2020 - plus de 20 millions correspondant à des cargaisons de GNL et de pétrole - et l’objectif pour 2024 est de 80 millions de tonnes. Le périple effectué par le méthanier "Christophe de Margerie" qui, parti du port chinois de Jiangsu le 27 janvier, a rallié le terminal de Sabetta, dans la péninsule de Yamal, le 19 février, illustre les potentialités offertes en plein hiver par le passage du Nord-est. 

L'exploitation des ressources énergétiques est rentable si les prix du pétrole/gaz se situent entre 80 et 100 $ /baril, tempère Edward Chow, associé au U.S. Center for Strategic and International Studies, le changement de politique énergétique dans les pays consommateurs ne faisant qu’accentuer une tendance à la baisse. Or, en plaçant les hydrocarbures au fondement de sa stratégie de développement de l’Arctique jusqu’en 2035, la Russie fait l’impasse sur cette révolution, avertit Sergeï Sukhankin, chercheur associé à la Jamestown Foundation. Cette préoccupation, note-t-il, est partagée par Rouslan Edelgeriev, l'émissaire du Kremlin pour le climat, qui met en garde contre la réduction des exportations d’énergies fossiles, que devrait entraîner le "Green Deal" de l’UE. La transition vers des énergies bas-carbone en 2050 met en question la rentabilité des investissements dans ce secteur, admet aussi la revue Oilcapital.ru. La Russie ressent les effets du changement climatique, à preuve la catastrophe écologique causée, l'an dernier à Norilsk, par la fuite de 21.000 tonnes de carburant contenus dans un réservoir qui s'était affaissé en raison de la fonte du permafrost, et pour laquelle le groupe Nornikel vient de payer une amende record de 2 Mds $. Ce risque n’empêche pas les grandes sociétés russes (Rosneft, Lukoil, Gazpromneft) de réclamer un assouplissement de la réglementation écologique, déplore Sergey Sukhankin. 

L’affirmation de la Chine

Se qualifiant depuis 2018 "d'État quasi-arctique", la Chine manifeste un intérêt croissant pour la région, son ambassade en Islande est la plus importante dans la zone. Pékin n’y entretient pas de présence militaire et met l’accent sur ses activités scientifiques, souligne le quotidien chinois Global times, mais la tentative, révélée récemment et avortée, d’acquérir un aéroport en Laponie, officiellement pour des activités de recherche sur le climat, intrigue. Tout en se déclarant sur le principe favorable à la coopération russo-chinoise en Arctique, Pavel Goudev, expert de l’IMEMO, redoute que "cette région, comme d'autres, ne devienne un théâtre de déploiement des capacités militaires navales de la RPC, incluant des sous-marins lance-missiles, développement qui ne peut réjouir ni les États-Unis, ni les autres États arctiques, Russie comprise". Pékin est "pour l'instant" le partenaire clé de Moscou en Arctique, observe le chercheur russe, qui considère toutefois peu vraisemblable sa transformation en une région aussi conflictuelle que la mer de Chine. 

En Asie, les contentieux entre puissances régionales sont attisés par les acteurs extérieurs, explique Pavel Goudev, alors que les pays riverains de l'Arctique souhaitent coopérer, ce qui place la Russie en position inconfortable entre Washington et Pékin, qui sont d’accord pour placer la navigation sur la RMN sous régime international, alors que Moscou entend y appliquer les règles russes.

Les auteurs d’une étude du think tank SWP jugent pertinente la comparaison Arctique/mer de Chine.

Les auteurs d’une étude du think tank SWP jugent pertinente la comparaison Arctique/mer de Chine. Comme en Asie où la Chine a cherché à racheter des aéroports et à construire des ports, elle se montre active vis-à-vis des petits pays, non membres de l’UE (Islande) ou de l’OTAN (Finlande), ce qui suscite la méfiance des autres États de la région. Le fait que la rivalité soit nourrie par les grandes puissances présente un risque pour la stabilité de la région, estime le professeur Sten Rynning. En Asie, un autre grand pays, l’Inde, vient de se doter d'une stratégie arctique, afin de valoriser son expérience scientifique dans l’Himalaya, avec pour possible effet de transporter sur un nouveau terrain sa rivalité avec la Chine.  

Le retour des États-Unis

Longtemps, les États-Unis ne se sont guère investis en Arctique, souligne le DLF. L’administration Obama avait échoué à obtenir du Congrès des crédits pour la construction de brise-glaces. En décembre 2016, le Pentagone estimait encore que, malgré des "points de friction" avec le Canada et la Russie sur la question des voies maritimes, l’Arctique demeurait un espace de coopération. L’intérêt de l’administration Trump est resté ponctuel et son attitude peu conséquente, d'après le SWP, qui rappelle l'offre surprenante d’achat du Groenland. Joe Biden semble décidé à regagner de l’influence dans la région, note le DLF, qui mentionne sa décision de stationner des bombardiers B1 sur la base d’Ørland en Norvège, prise peu après son investiture, signe aussi, selon la radio publique allemande, que l'OTAN va miser sur une stratégie mobile, fondée sur la marine et l'aviation plus que sur le déploiement de forces terrestres. Conjointement avec le premier ministre canadien, le Président Biden a aussi annoncé que le NORAD ("North American Aerospace Defense Command") allait être modernisé et que les deux pays allaient engager un dialogue bilatéral sur l’Arctique. Ce que le Global Times considère comme une tentative pour "exagérer la soi-disant présence militaire de la Chine et de la Russie afin de freiner leur influence dans l'Arctique" est reçu avec "soulagement dans les capitales scandinaves, Finlandais, Norvégiens et Suédois misent plus que jamais sur la protection des États-Unis et de l'OTAN", rapporte le DLF.

La coopération va-t-elle laisser la place à la confrontation ? 

Longtemps, l'Arctique a été considéré comme une zone de faibles tensions, cela reste vrai aujourd’hui, aussi faut-il préserver le Conseil arctique, qui symbolise cet esprit de coopération, marque Carl Bildt, ancien premier ministre suédois et co-président de l’ECFR. Depuis la crise avec l’Ukraine en 2014, Moscou s’est employé à utiliser sa position géographique privilégiée pour diversifier ses partenariats en associant la Chine, le Japon, l’Inde et des États arabes, tout en maintenant, là où c'était possible, les liens avec des entreprises occidentales, analyse Pavel Luzin, contributeur chez Riddle. Il s’agit pour la Russie d’éviter l’isolement, de mobiliser à son profit besoins et capitaux des puissances montantes, tout en conservant le contrôle des investissements, et de renforcer sa position comme acteur global, dans un contexte interne, politique et économique, de plus en plus difficile. Cette stratégie s’applique aussi à la mise en valeur du gisement gazier LNG-2 de Taymyr - Novatek s’est associé à Total, CNPC, CNOOC, Mitsui et à JOGMEG - au projet "Vostok-oil", qui cherche à attirer des investisseurs indiens, ainsi qu'au développement de la "Route maritime du Nord" auquel l'opérateur Rosatom tente d'intéresser DP World, société basée à Dubaï. 

"La coopération internationale demeure significative dans l'Arctique, la région se transforme cependant en arène de compétition croissante entre États-Unis, Russie et Chine", constate un rapport remis au Congrès américain. 

"La coopération internationale demeure significative dans l'Arctique, la région se transforme cependant en arène de compétition croissante entre États-Unis, Russie et Chine", constate un rapport remis au Congrès américain, conclusion que fait sienne l’analyse de la SWP. Ces dernières années, la Russie n’a cessé de renforcer son potentiel militaire dans l’Arctique, soulignent d’autres experts, remettant en service des aéroports, ouvrant bases aériennes et navales, installant radars et missiles anti-missiles et mettant au point des armements adaptés au grand froid. Dans ce contexte, la modernisation de la "flotte du nord", basée dans la presqu'île de Kola - dont les sous-marins garantissent à la Russie une capacité de seconde frappe nucléaire - a été prioritaire. Le 1er janvier 2021, par oukaze présidentiel, ce "commandement stratégique" qu'était la flotte du Nord depuis 2010 est devenu le cinquième "district militaire". 

Que peut-on attendre de la présidence russe du Conseil de l’Arctique ?

En mai, la Russie prend pour deux ans la présidence du Conseil de l'Arctique, qui réunit huit pays, dont les cinq États côtiers, des représentants des peuples autochtones, et d’autres États (dont la France, l’Allemagne et la Chine) en qualité d’observateurs. Ce forum, créé en 1996 pour discuter des sujets liés à l’environnement, a jusqu’à présent exclu de son agenda les questions militaires, mais plusieurs experts s’interrogent sur l’opportunité de les inclure pour tenter de préserver "l'exceptionnalisme" de cette région, maintenue depuis la fin de la Guerre froide en dehors des tensions politiques. Analyste à Global Risks Insights, Ruben Tavenier, relève que certains responsables politico-militaires russes, comme Dmitri Medvedev et Sergueï Riabkov, se sont exprimés en ce sens, il considère que le sujet sera difficile à éviter même s'il n'est pas consensuel. Les auteurs de l’étude de la SWP notent que l’idée d’un "code de conduite" pour l'Arctique ("Arctic Military Code of Conduct" - AMCC) a été évoquée, inspiré du document de Vienne de l'OSCE sur les mesures de confiance et de sécurité, susceptible de recueillir l’aval de puissances comme la Chine, le Royaume-Uni et la France. L’administration Biden pourrait, suggère aussi Juha Jokel, chercheur à l'Institut finlandais des relations internationales, promouvoir des initiatives destinées à préserver le climat et l'environnement de l'Arctique.

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