Le mythe d'une "affinité spirituelle" ("Seelenverwandtschaft") entre Allemands et Russes, qui exalte des "sentiments communs privilégiant la profondeur d'âme par rapport au commerce, le sentiment par rapport au rationalisme et au monde moderne", demeure présent dans les deux pays, analyse le politologue, de même que l'idée d'un axe Berlin-Moscou reste vivace, non seulement dans les cercles eurasiatiques. Faire reposer la stabilité européenne sur un accord avec la Russie revient tel un mantra dans la politique allemande, l'idée d'un espace commun "de Lisbonne à Vladivostok" - alternative à l'orientation atlantique - séduit toujours certains milieux d'affaires, explique Josef Joffe, qui y voit un "réflexe bismarckien".
Une argumentation politique diversement appréciée
La position de Berlin sur Nord Stream 2 a été rappelée au congrès de l'Ost-Ausschuss par Miguel Berger, secrétaire d'État à l'Auswärtiges Amt : l'Allemagne rejette les sanctions extraterritoriales américaines, elle est prête au dialogue avec Washington mais entend mener à bien le projet, pour éviter qu’il ne devienne un gouffre financier. Dans une enquête de septembre 2020, 55 % des Allemands se déclaraient opposés à son arrêt - les sympathisants des Verts étant les seuls à être majoritairement favorables à un abandon - ce refus étant particulièrement fort dans l'est du pays (70 %). Matthias Platzeck, ex-président du SPD, ancien ministre-président du Land de Brandebourg, se fait l'avocat du dialogue avec Moscou. Président du Deutsch-russisches Forum, il critique le caractère contre-productif des sanctions et le "deux poids-deux mesures" (Cf. Turquie) et invite à s'inspirer du mot d'ordre ("changement par le rapprochement") de Willy Brandt, qui avait engagé l'Ostpolitik au lendemain de l'invasion de la Tchécoslovaquie. Matthias Platzeck considère qu'il faut "tendre la main" aux Russes, par exemple, exempter de visa les jeunes, ce qui "n'est pas un cadeau à V. Poutine".
La proximité des élections législatives du 26 septembre rend un compromis ardu, admet Sarah Pagung. L'AfD et Die Linke veulent resserrer les liens avec la Russie et fustigent les pressions de Washington ; à l'échelon régional, responsables politiques et milieux d'affaires sont sensibles à l'argument économique ; les Verts sont, eux, opposés à Nord Stream 2 ; au sein de la CDU/CSU, des personnalités comme Norbert Röttgen, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag, y sont aussi hostiles du fait de la dérive autoritaire croissante du régime russe, ils demandent un moratoire sur sa mise en service, une conditionnalité (mécanisme d’arrêt des importations en cas de crise) et un soutien à l'Ukraine, pour éviter que Kiev ne soit soumis au chantage russe. Autre chercheur à la DGAP, Henning Hoff constate un glissement de la position du SPD. Le parti social-démocrate fût longtemps "le second pilier fiable du cours centriste de la politique allemande", mais, au plus bas dans les intentions de vote, il a entamé un virage à gauche, qui le rapproche de "l'antimilitarisme" et du "pacifisme" ("Friedenspolitik") de Die Linke dans l'espoir de retrouver les faveurs de l'électorat et l’éclat de l'ère Brandt. Le temps commence à manquer (plus de 90 % du gazoduc sont posés) et la pression augmente sur le gouvernement allemand, venant aussi bien de la nouvelle administration Biden que de capitales européennes (la Pologne et les pays baltes y sont opposés dès l’origine), observe Michael Thumann, éditorialiste à l’hebdomadaire Die Zeit, Berlin est assez isolé et, malgré les propos du Président Macron, ne peut pas vraiment compter sur Paris dans cette affaire.
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