Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
23/11/2021

Revue de presse internationale #36 : L'Allemagne et le bras de fer entre Minsk et Varsovie

Revue de presse internationale #36 : L'Allemagne et le bras de fer entre Minsk et Varsovie
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

La volonté de l’actuel gouvernement fédéral d’éviter la répétition du scenario de 2015 suscite des commentaires plutôt compréhensifs. L’attitude des autorités polonaises est jugée plus sévèrement, de même que le contact renoué par la chancelière avec A. Loukachenko. Le rôle de la Russie fait l’objet de différentes interprétations. 

Une Allemagne partagée entre sa tradition d’accueil et la crainte de la répétition du scénario de 2015

"Quelques centaines de migrants suffisent à créer la panique au sein d'une Union européenne, qui compte 450 millions d'habitants, et dont les États membres reportent depuis des années la nécessaire réforme de l'asile", chaque pays agit à sa guise, déplore la FAZ sous la plume de Thomas Gutschker. La crise actuelle n'est cependant pas comparable à celle de 2015, observe Reinhard Müller, autre commentateur de la FAZ, il s'agit aujourd'hui d'une "guerre hybride menée par Loukachenko, soutenu par Poutine". Le scenario, qui s'est déroulé il y a six ans - l'arrivée quotidienne en Allemagne de dizaines de milliers de réfugiés, qui ne peuvent être expulsés quand bien même ils sont déboutés de leurs demandes d'asile - ne doit pas néanmoins se répéter, explique Reinhard Müller, cela pousse "à l'absurde le droit d'asile". La liberté de circulation au sein de l'UE est un "acquis formidable" qui a pour contrepartie le "contrôle effectif des frontières extérieures", souligne-t-il. 

Différentes voix, notamment au sein de l'église évangélique allemande, se sont toutefois élevées en faveur de l'accueil de ces migrants. Wolfgang Schäuble, ancien ministre CDU et ex-Président du Bundestag, suivi par d'autres députés, souhaite leur accorder un séjour temporaire. Gerald Knaus, fondateur du think-tank "European stability initiative", reproche à l'UE de pratiquer "la politique de l'AfD"."Loukachenko et la Russie peuvent constater avec satisfaction que l'UE ne respecte plus ses valeurs", déplore-t-il. Spécialiste des questions de migrations, Petra Bendel regrette que le ministre fédéral de l'Intérieur ne donne pas suite aux offres des villes allemandes, prêtes à accueillir des migrants. L'Allemagne est confrontée à un dilemme, observe Stefan Kornelius, la législation actuelle sur l'asile peut facilement être instrumentalisée par M. Erdoğan, Orbán et Poutine mais, selon lui, la prochaine coalition n’est pas en mesure de s'accorder sur une politique plus restrictive, qui la ferait imploser avant même d'arriver au pouvoir, pas plus qu’elle ne peut donner l'impression de s'en remettre à Ankara ou à Minsk. 

Lors d'un débat au Bundestag, le 11 novembre, les trois composantes de la nouvelle coalition ont voulu démontrer leur unité. Ainsi, l'accueil de migrants - les Verts sont favorables à une répartition entre États membres volontaires de l’UE - n'a pas été évoqué en raison de l’opposition du FDP, qui apporte son soutien aux autorités polonaises. Franziska Brantner, porte-parole pour les questions européennes, a dénoncé les "tentatives de chantage" de Loukachenko et plaidé pour une "nouvelle politique de dialogue et de fermeté" avec la Russie. Les trois partis n'ont pas exprimé de position claire sur la question du financement de la construction du mur annoncé par les autorités polonaises. Die Grünen sont réticents à l'envoi sur place d'une mission de Frontex - souhaitée par le SPD et le FDP- en raison des critiques dont l'agence européenne a fait l'objet en Grèce, accusée d'avoir refoulé ("pushback") des candidats à l'asile. 

L’actuel gouvernement fédéral soutient la Pologne, accusée de ne pas respecter le droit humanitaire 

Olaf Scholz (SPD), actuel ministre des Finances et probable futur chancelier, a déclaré faire confiance au gouvernement polonais, les mesures prises pouvant contribuer à mettre un terme au comportement "honteux" des autorités biélorusses et des passeurs. Tout en estimant que "les murs et les clôtures devraient être détruits là où c'est possible", la nouvelle présidente du Bundestag, Bärbel Bas (SPD) a admis que, "malheureusement, ce n'est pas possible du fait de la politique de Loukachenko". Michael Kretschmer, ministre-président CDU de Saxe, Land frontalier de la Pologne, a approuvé les mesures prises par Varsovie et marqué son opposition à l'accueil des migrants. "Ce que fait la Pologne dans la crise des migrants est juste [...] Cela bénéficie à toute l'UE et en premier à l'Allemagne", a déclaré à Varsovie le ministre fédéral de l'Intérieur Horst Seehofer, qui a qualifié sa visite de "geste de solidarité", remercié son homologue polonais pour sa "ligne claire" et réitéré le refus de Berlin d'accueillir des migrants. 

Refuser aux migrants à la frontière polono-biélorusse toute possibilité de demander l'asile est contraire à la jurisprudence européenne.

Les commentateurs se montrent plus nuancés. Die Zeit critique le refoulement des migrants pratiqué par les autorités polonaises et leur refus de tolérer la présence des ONG et des médias à sa frontière. La Pologne peut violer impunément le droit européen, tant est prégnant le narratif de la "perte de contrôle" ("Kontrollverlust") de la situation, critique l'hebdomadaire libéral. Des juristes font toutefois valoir que la Pologne peut s'appuyer sur un jugement de la CJUE de février 2020 favorable aux autorités espagnoles qui avaient renvoyé au Maroc des personnes qui avaient pénétré de force dans l'enclave de Mellila.

Varsovie est en droit de refuser l'entrée à des étrangers qui, en majorité, ont l'intention de demander l'asile non pas en Pologne, mais en Allemagne, ajoute la FAZ. Néanmoins, souligne le juriste Daniel Thym, refuser aux migrants à la frontière polono-biélorusse toute possibilité de demander l'asile est contraire à la jurisprudence européenne. 

La réponse à ce défi doit se fonder sur trois principes, selon Thomas Gutschker, l'UE doit refuser le chantage, elle peut financer le mur que veulent ériger les Polonais s'ils acceptent l'intervention de Frontex et le dépôt de demandes d'asile, enfin les migrants qui tentent de pénétrer de force dans l'espace européen doivent pouvoir être refoulés, comme l’autorise la CJUE. Pour éviter un nouvel "appel d'air", Gerald Knaus, inspirateur de l'accord UE/Turquie de 2016 sur les réfugiés, propose à l'Ukraine d'accueillir les migrants massés à la frontière polonaise, hypothèse reprise le SPD, mais fermement rejetée par Kiev

A.Merkel se voit reprocher de légitimer Loukachenko

Tandis qu'Olaf Scholz a appelé à des "sanctions claires et dures" à l'encontre de ce "dictateur", qui a perdu toute légitimité, s'est produit un "événement sensationnel", selon Kommersant, que "personne n'attendait", A. Merkel a téléphoné à A. Loukachenko, "devenu à nouveau fréquentable". Auparavant, rappelle le quotidien russe, la chancelière avait appelé à deux reprises à V. Poutine, qui "s'était prononcé en faveur du rétablissement des contacts entre l'UE et la Biélorussie pour régler ce problème". C'est la première fois depuis l'élection contestée d'août 2020 que Merkel s'entretient avec Loukachenko, que l'UE ne reconnait pas comme Président, souligne Die Zeit, raison pour laquelle le porte-parole de la chancelière a parlé de "Monsieur A. Loukachenko". Omid Nouripour, porte-parole des Verts pour la politique étrangère, a fustigé un geste "dévastateur", qui contrevient au consensus européen et revient à reconnaître sa légitimité. L’initiative controversée d’A. Merkel a divisé au sein même de la rédaction du tabloïd Bild, remarque la DW.

En dépit de cette précaution, les deux entretiens Merkel-Loukachenko ont suscité des réactions négatives, en Pologne et en Lituanie, relèvent la FAZ et la Süddeutsche Zeitung, bien que le porte-parole du MAE polonais ait déclaré "comprendre l'initiative de la partie allemande", dont Varsovie avait été informé. Loukachenko a atteint l'un de ses objectifs ("contraindre Berlin à des négociations et à le reconnaître de facto"), estiment des experts polonais.

Les deux entretiens Merkel-Loukachenko ont suscité des réactions négatives, en Pologne et en Lituanie.

Les réactions de la société biélorusse à ces entretiens téléphoniques ont été "contrastées", interprétés comme un "moyen de légitimation de Loukachenko", admet Pavel Latouchko, l'un des dirigeants de l'opposition en exil, qui déplore un manque de communication afin de rappeler que "le gouvernement allemand s'efforce toujours d'obtenir la libération de tous les prisonniers politiques, l'arrêt de la répression et l'organisation d'élections démocratiques".

Également interrogé par la Deutsche Welle, Fiodor Kracheninnikov estime qu'A. Merkel "s'est sacrifiée" en renouant le dialogue avec Loukachenko - il n'y avait pas vraiment d'alternative, selon le politologue russe - tout en laissant la possibilité à la prochaine coalition de "poursuivre une ligne dure". Ce "plan diabolique mis au point par Poutine et Loukachenko" avait pour objectif, d'après Fiodor Kracheninnikov, de redonner une certaine légitimité au dirigeant biélorusse afin de pouvoir mener à bien le projet d'union russo-biélorusse, récemment relancé. "On pourrait dire que Loukachenko a obtenu ce qu'il voulait et entamé un dialogue avec l'UE, tempère Fiodor Loukjanov, mais s'il pense ainsi se légitimer, ce n'est pas le cas, il est reconnu comme un partenaire sur une question concrète, importante pour l'UE, qui ne va pas avoir de conséquences sur les autres sujets". Toutefois, Loukachenko est "un politicien expérimenté, engager une coopération ne signifie pas que la crise va être résolue immédiatement, cela ouvre la possibilité d'un marchandage", estime-t-il. 

Le rôle de Moscou dans cette crise, qu’il exploite pour dénoncer l’hypocrisie des Européens, fait l’objet d’interprétations divergentes 

V. Poutine a autorisé le survol du territoire biélorusse par des bombardiers stratégiques et des manœuvres aéroportées à proximité de la zone de crise, note Friedrich Schmidt, correspondant de la FAZ à Moscou, mais, jusqu'à présent, il a rejeté les demandes les plus radicales d'A. Loukachenko (installation de missiles Iskander et de systèmes S-400), alors que, dans le passé, ce dernier avait résisté à une présence militaire russe en Biélorussie. Le Président russe, qui a affirmé avoir appris par la presse les événements à la frontière polono-biélorusse, a rapidement réagi quand A. Loukachenko a évoqué un arrêt des livraisons de gaz à l'UE, formant l'espoir que cela ne se produirait pas, relève Friedrich Schmidt. Il est rare que V. Poutine réprimande publiquement A. Loukachenko, souligne le journaliste, cette mise au point montre que ce dernier n'est pas seulement l'exécutant des ordres du Président russe et que leurs relations sont plus complexes. 

Loukachenko a testé les limites du tolérable par Moscou, alors même que la Russie le maintient au pouvoir.

Affaibli par la forte contestation qui a suivi l'élection présidentielle frauduleuse de 2020, Loukachenko peut être contraint à des concessions, comme la reconnaissance de l'annexion de la Crimée, mais le Kremlin ne le contrôle pas totalement et doit éviter des réactions "erratiques" de sa part, explique Michael Thumann.

Sabine Fischer (SWP) et Stefan Meister (DGAP), deux experts reconnus de la Russie, mettent en garde contre la "grossière erreur d'analyse", consistant à considérer que "Loukachenko est téléguidé par le Kremlin". Il s'agit en fait, selon le chercheur de la DGAP, d'une "stratégie élaborée par Loukachenko et son appareil de sécurité", qui vise "non seulement à restaurer un canal de dialogue et, si possible, à obtenir la levée des sanctions, mais aussi à regagner des marges de manœuvre et de négociation par rapport à Moscou". À de multiples reprises, Loukachenko a testé les limites du tolérable par Moscou, alors même que la Russie le maintient au pouvoir, rappelle Sabine Fischer. 

Cela dit, le Kremlin ne peut qu'être satisfait des faiblesses que cette crise met en lumière dans la politique de l'UE, note Stefan Meister. Moscou exploite les tensions actuelles entre Minsk et Varsovie dans sa stratégie de déstabilisation de l'UE et d'une Allemagne de son point de vue profondément divisée et en attente de son gouvernement, analyse Stefan Cornelius. Cette campagne a "débuté avec les cyber-attaques et ne va pas s'achever avec le poker autour du gaz", affirme l'éditorialiste de la Süddeutsche Zeitung. Alors que la société civile russe subit une nouvelle vague de répression, V. Poutine et S. Lavrov se permettent de faire la leçon aux Européens, de dénoncer leur hypocrisie en matière de droits de l'homme et de prétendre que les migrants "fuient les conséquences de la politique occidentale au proche-Orient", s'étonne Michael Thumann. 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne