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16/11/2021

Revue de presse internationale #35 : La Bosnie-Herzégovine est-elle en voie de délitement ? 

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Revue de presse internationale #35 : La Bosnie-Herzégovine est-elle en voie de délitement ? 
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

La possible remise en cause des accords de Dayton/Paris ne mobilise guère l’Union européenne, relèvent les experts, qui déplorent l’érosion de son pouvoir transformatif dans les Balkans occidentaux du fait notamment de l’absence de perspective d’adhésion claire à l’UE.

La Bosnie-Herzégovine sera-t-elle la prochaine victime du désengagement occidental ?

En août dernier, la présence militaire occidentale en Afghanistan a pris fin de manière humiliante, qu'en serait-il si l'État de Bosnie-Herzegovine (BiH) disparaissait, devenant "la prochaine victime de la faiblesse occidentale" interroge le New Statesman. Le fiasco de la construction d'un État afghan a provoqué un choc à Berlin, comment réagirait l'Allemagne face à un tel scenario en BiH, elle qui a imposé, non sans résistance de la part de la Russie, l'ancien ministre fédéral de l'agriculture CSU Christian Schmidt comme Haut représentant de la communauté internationale à Sarajevo, se demande aussi Majda Ruge, experte de l'ECFR. Trente ans après le début du processus de désintégration de la fédération yougoslave, marqué par un conflit meurtrier en Bosnie-Herzégovine, qui a pris fin après les accords négociés à Dayton et signés à Paris fin 1995, les inquiétudes se font plus vives sur la viabilité de cette construction juridique complexe, destinée à satisfaire les intérêts des trois peuples constitutifs (bosniaque, croate et serbe) d’un État composé de deux entités largement autonomes, la fédération croato-musulmane et la république serbe. 

Beaucoup d’observateurs s'accordent à penser qu'un signal négatif a été adressé par les Occidentaux, début novembre, lors de la reconduction par le conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) du mandat de la mission EUFOR-Althea, forte d'environ 700 hommes, qui a succédé à la SFOR, qui a compté plus de 50.000 militaires, rappelle Michael Martens dans la FAZ. Les conditions dans lesquelles la résolution 2604 a été adoptée s'apparentent, selon le chercheur Kurt Bassuener à une "capitulation humiliante", qui anéantit ce qui "subsistait de la crédibilité de l'UE", récemment encore l'acteur majeur dans cette région. 

La Bosnie-Herzégovine est confrontée à "la plus forte menace existentielle" depuis la fin du conflit, à un risque de sécession et de reprise des hostilités entre les communautés.

Pour prévenir un veto russe et chinois à la prolongation de la mission EUFOR-Althea, les Occidentaux ont en effet accepté de supprimer du texte toute mention du Haut représentant, chargé en vertu de l’annexe 10 des accords de Dayton/Paris de veiller à la mise en œuvre de leur volet civil. Christian Schmidt n'a pu, comme c'était la tradition, présenter son rapport devant le conseil, dans lequel il souligne que la Bosnie-Herzégovine est confrontée à "la plus forte menace existentielle" depuis la fin du conflit, à un risque de sécession et de reprise des hostilités entre les communautés.

C'est "une défaite pour la diplomatie occidentale et un clou supplémentaire dans le cercueil des accords de Dayton", déplore Tony Barber, éditorialiste au FT, elle montre que "les gouvernements occidentaux manquent de volonté politique pour défendre leurs valeurs et affirmer leur autorité dans une partie troublée du continent européen où les États-Unis, l'UE et l'OTAN disposaient globalement d'une suprématie depuis le milieu des années 1990". "Si cette humiliation suscite peu d'écho à Bruxelles et dans les États membres, ce n'est certainement pas le cas dans les Balkans, à Moscou et à Pékin, où elle sera perçue, à juste titre, comme signe du déclin de l'Occident et de son incapacité à faire preuve de détermination pour défendre sa position, même quand il dispose d'instruments puissants", relève Kurt Bassuener. Dès lors que les Occidentaux ne jugent plus nécessaire de mentionner le Haut représentant dans une résolution importante du conseil de sécurité, son autorité politique se trouve affaiblie, observe Tony Barber, les dirigeants serbes de Bosnie sont à l'affût de tout ce qui pourrait détruire les accords de Dayton et cherchent, avec l'aide de la Russie, à abolir le poste de Haut représentant. 

La menace de sécession est à nouveau brandie par le leader des Serbes de Bosnie 

Ce vote controversé aux Nations Unies intervient dans un contexte de montée des forces centrifuges, dont la cause immédiate a été la décision du prédécesseur de Christian Schmidt, l'Autrichien Valentin Inzko, d'imposer l'été dernier une loi sur la pénalisation de la négation des génocides, qui vise en fait celui de Srebrenica. Le Haut représentant a en effet été doté par le "conseil de mise en œuvre de la paix" ("peace implementation council" - PIC), créé en décembre 1995 à Londres, de larges prérogatives, étoffées en 1997 (les "pouvoirs de Bonn"). "Ma conscience me dicte d'avoir recours aux pouvoirs de Bonn pour imposer cette loi", a-t-il confié au FT. "Inzko avait été mis en garde par la communauté diplomatique de Sarajevo s'agissant d'une mesure qui n'apporterait rien de concret et ne ferait qu'envenimer la situation", écrit Michael Martens, mais "avec le courage des derniers jours [il a quitté son poste peu après - ndr], il s'est décidé en faveur de cette législation, dont la Bosnie gère depuis les conséquences". Bien que Christian Schmidt ait marqué que la loi sur le génocide "ne visait pas à stigmatiser les Serbes de Bosnie en tant que peuple, mais des individus", note le FT, les responsables serbes, qui contestent la réalité du génocide de Srebrenica, dénoncent une atteinte à la liberté d'expression. 

Milorad Dodik, le Président de la republika srpska (RS), qui ne reconnaît pas l'élection de Christian Schmidt, a décidé de boycotter les institutions communes et projette le vote par le parlement serbe de Banja Luka d'une loi autorisant la RS à se doter de sa propre armée, "décision potentiellement explosive", souligne le Spiegel. Plus de 120 décisions du Haut représentant pourraient devenir caduques et mettre en cause l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, s'inquiète Marion Kraske, encline à penser que le dirigeant de la RS pourrait, cette fois, mettre à exécution sa menace d’organisation d’un référendum sur l'indépendance. L'objectif premier de Milorad Dodik est de retirer le filet de protection internationale avant de démanteler les institutions bosniennes, explique le new Statesman. 

En outre, depuis des années, observe Marion Kraske, les nationalistes croates du HDZ-BiH et Dragan Čović "travaillent la main dans la main" avec les Serbes de Bosnie pour affaiblir les institutions bosniennes, alors que cette communauté est relativement privilégiée et détient des passeports croates, qui lui facilitent l'accès à l'UE. Mais Dragan Čović entend maintenir la suprématie de son parti chez les Croates de BiH et obtenir, l'an prochain, le siège croate à la présidence collective de l'État, explique Kurt Bassuener. 

Les nationalistes croates du HDZ-BiH et Dragan Čović "travaillent la main dans la main" avec les Serbes de Bosnie pour affaiblir les institutions bosniennes.

Seul État à s’opposer à la nomination de Christian Schmidt lors de la réunion du PIC, la Russie, refuse de reconnaître son autorité et tente de supprimer son poste, note Michael Thumann, éditorialiste de die Zeit. Il s'agit pour Moscou de "laisser la Bosnie à son sort de pays ingouvernable dans lequel les différents groupes se neutralisent et qui, de ce fait, ne peut adhérer à l'OTAN, c'est le seul objectif de la Russie", estime Maxim Samoroukov, expert de la Carnegie, cité par le FT. Michael Thumann évoque, lui, le "rêve des nationalistes serbes", qui fût la raison d'être de leur combat de 1992 à 1995 - "l'unification des terres serbes", à laquelle les accords de Dayton ont jusqu'à présent fait obstacle - objectif qui trouve un écho dans "les cercles de politique étrangère moscovites". Le MID a qualifié la loi sur le génocide d'"ingérence grossière dans les affaires internes de la Bosnie-Herzégovine" et d'"excès de pouvoir flagrant" de la part du Haut représentant. À l'issue de consultations à Paris, le 12 novembre, le MAE russe a une fois encore contesté la "nomination" de Christian Schmidt, faite "en violation des procédures établies par les accords de Dayton" qui, selon lui, prévoient l'accord des trois peuples constitutifs de BH ainsi que celui du CSNU. Sergueï Lavrov a également critiqué l'échec de l'UE à obtenir des résultats concrets dans le dialogue entre Belgrade-Pristina, initié sous ses auspices en 2013.

L’UE se montre peu réactive et en manque de stratégie

"Nous revenons à une situation comparable à la guerre froide, quand les oppositions entre grandes puissances étaient exportées dans des pays tiers qui n’affectaient pas leurs zones d’intérêts stratégiques. Malheureusement, la Bosnie-Herzégovine devient une telle région", analyse Ekaterina Entina, professeure à la Haute école d’économie de Moscou. D'autres experts déplorent un manque de volonté politique et de stratégie claire de la part de l'UE, qui commettrait les mêmes erreurs qu'au début des années 1990 du fait de ses réticences à contrer les velléités sécessionnistes des dirigeants serbes. Kurt Bassuener se déclare déçu de l'attitude du Président Biden, lors du conflit bosniaque, rappelle-t-il, le sénateur démocrate avait plaidé pour une intervention américaine. La mission récente à Sarajevo de Matthew Palmer, envoyé spécial du Département d'État et d’Angelina Eichhorst, directrice générale pour l’Europe et l’Asie centrale du SEAE a suscité de vives réactions dans la mouvance pro-occidentale, rapportent Bodo Weber et Valery Perry, pour complaire aux radicaux, ils ont tenté de convaincre les partis non nationalistes d'accepter une nouvelle loi électorale qui accentuerait la division ethnique du pays. Dans une analyse publiée par le RUSI, Harun Karcic rappelle qu'en avril 2020, lors des négociations d'un nouveau prêt du FMI, le représentant de l'UE en BiH avait convié, non les représentants de l'État, mais Bakir Izetbegović, Milorad Dodik et Dragan Čović, les dirigeants des trois partis nationalistes. 

L'absence de consensus au sein de l'UE sur la stratégie à adopter à l'égard des Balkans occidentaux constitue une difficulté supplémentaire.

L'absence de consensus au sein de l'UE sur la stratégie à adopter à l'égard des Balkans occidentaux constitue une difficulté supplémentaire. Le sommet qui a réuni le 6 octobre 2021 à Brdo les dirigeants de l'UE et des six États des Balkans occidentaux n'a pas offert de "perspective européenne" claire aux États candidats. À la promesse d'adhésion s'est substitué un engagement à hauteur de 30 Mds € pour financer un programme d'infrastructures, conçu comme alternative aux "nouvelles routes de la soie", explique Thomas Gutschker.

La formule selon laquelle l'UE ne sera complète qu’après avoir intégré les Balkans ne vaut plus, conclut Michael Martens. Continuer à utiliser cette "rhétorique creuse de l'élargissement" après l’annonce de la démission de Zoran Zaev est "indigne", le premier ministre macédonien, fragilisé par l’échec de son parti aux élections locales, sera sans doute pour longtemps le dernier responsable politique de la région à avoir pris un gros risque politique en acceptant un compromis avec Athènes sur la question du nom de son pays. L'UE demeurera le principal partenaire économique des Balkans occidentaux, mais pourrait perdre sa capacité d'influencer l'agenda des réformes et de politique étrangère de ces pays, avertit le chercheur belgradois Vuk Vuksanovic

"La Bosnie-Herzégovine fait de nouveau la une de l'actualité. On parle d’un retour de la violence, avec la bénédiction de Belgrade et de Moscou, mais toute la région est en situation précaire", observe Harun Karčić, comme le montre le regain de tension, fin septembre, à la frontière entre la Serbie et le Kosovo. Dans un entretien à Reuters, Christian Schmidt souligne qu'un délitement de la Bosnie-Herzégovine, qu’il ne juge "pas imminent", aurait des répercussions sur toute la région, notamment sur la difficile relation Serbie/Kosovo. Le 8 novembre, Gabriel Escobar, émissaire spécial des États-Unis pour les Balkans occidentaux, a rencontré Milorad Dodik, signe, selon Politico, de l'intérêt croissant de Washington pour cette région, alors que l'UE est accusée d'être timorée. Les jours précédents, le dirigeant des Serbes de Bosnie s'était entretenu avec le hongrois Viktor Orbán et le slovène Janez Janša, qui partagent les préventions de Miroslav Dodik sur les musulmans, note le site d'information. Lors de ses entretiens, le diplomate américain, qui récemment a mis en avant, lors d’une audition au Congrès, le rôle de Washington dans le dénouement de la crise à la frontière serbo-kosovare, s'est déclaré "confiant que les Européens vont comprendre que vous devriez faire partie de l'UE dans une période raisonnable". 

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