Le Président des États-Unis a justifié le retrait d’Afghanistan par la nécessité de concentrer les ressources de son pays sur les défis posés par la Chine et la Russie, mais le départ précipité de Kaboul et les orientations dessinées par Joe Biden - interprétés à Moscou comme une atteinte à la crédibilité de l’allié US, la priorité donnée aux problèmes internes et comme l’abandon des velléités de "changer le monde" - ouvrent un espace de dialogue pragmatique avec la Russie.
Priorité à l’agenda interne et à la Chine
"Nous devons nous concentrer sur les menaces d'aujourd'hui et non d'hier", a marqué Joe Biden pour justifier le retrait de Kaboul. "Nos véritables concurrents stratégiques - Chine et Russie - aimeraient que les États-Unis continuent à consacrer des milliards de dollars à la stabilisation indéfinie de l'Afghanistan", a poursuivi le Président des États-Unis, ajoutant "j'ai toujours été clair sur le fait que les droits de l'homme doivent être au centre, et non à la périphérie, de notre politique étrangère, mais il faut agir, non par des interventions militaires sans fin, mais par notre diplomatie, nos instruments économiques et en nous alliant à d’autres pays". "C'est un tournant dans la politique étrangère américaine", selon Fiodor Loukjanov, dorénavant, "l'Amérique va s'occuper de ses problèmes" et ne va plus tenter de "changer le monde". Autre chercheur russe réputé, Dmitri Trenine estime toutefois que "ce n'est certainement pas la fin des États-Unis comme grande puissance mondiale", pas plus que "cela n'annonce la fin des alliances et des partenariats". D'après le directeur du centre Carnegie de Moscou, la motivation principale est interne, "c'est le succès ou l'échec de la refondation des États-Unis, et non de l'Afghanistan, qui décidera non seulement de l'héritage de l'administration Biden, mais de l'avenir des États-Unis eux-mêmes".
Fiodor Loukjanov se félicite aussi que Washington ne cherche plus à imposer sa vision. "Derrière la rhétorique alarmiste sur les puissances hostiles (en premier lieu la Russie et la Chine) qui attaquent et sapent le mode de vie américain, se dissimule la crainte que le fossé socio-culturel ne conduise à des changements irréversibles dans la société", affirme le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs. En insistant sur les valeurs, explique-t-il, Joe Biden poursuit un objectif de cohésion interne, aux États-Unis comme au sein du camp occidental, et de démarcation entre "démocratie et autocratie". Moscou peut se satisfaire des objectifs énoncés par Joe Biden qui ne font qu'élargir l'écart entre "les valeurs traditionnelles de la Russie" et celles du Black lives Matters, pense Vladimir Frolov. Les propos du Président des États-Unis, estime le commentateur de Republic.ru, sont interprétés au Kremlin comme marquant la "fin des tentatives de déstabilisation du monde" et signifiant "moins de problèmes pour la sécurité de la Russie". Autre expert de la Carnegie, Alexandre Baounov dresse un parallèle avec le retrait militaire soviétique d'Afghanistan, intervenu également "dans un contexte de crise interne et de désaffection des citoyens à l'égard de leur État". Le précédent vietnamien fait, lui, l'objet de lectures différentes. Des experts américains comme Dennis Ross et Charles A. Kupchan font observer que le départ chaotique de Saïgon en avril 1975 n'a pas, bien au contraire, marqué le début du déclin des États-Unis, mais leur a permis de se concentrer sur l'URSS et la Chine. Timotée Bordatchev, chercheur au club Valdaï, note que la débâcle vietnamienne a servi de prélude aux accords d'Helsinki, "premier acte d'un drame qui a abouti à la victoire de l'Occident dans la guerre froide", tandis que Vladimir Frolov retient que la défaite des États-Unis en Indochine a conduit Richard Nixon à emprunter la voie de la détente.
À défaut d’un reset, un dialogue pragmatique entre Moscou et Washington semble à portée
Bien que Joe Biden mette sur le même plan Chine et Russie - il s'agit de rassembler le plus grand nombre de pays, selon Fiodor Loukjanov - Washington accorde la priorité à la Chine par rapport à une Russie plus faible, notent Joshua Shifrinson et Stephen Wertheim. Avec Moscou, Joe Biden espère bâtir une "relation stable et prévisible", pour contrebalancer le poids de Pékin. "La Chine est le principal compétiteur, la Russie le principal perturbateur", résume Dmitri Trenine. Les experts russes relèvent les signes d’un rapprochement. Un reset n'est plus d'actualité, les deux parties "jettent un regard sobre sur l'autre en étant conscientes de ses contraintes", souligne Andreï Souchentsov. Mais les concentrations, au printemps, de troupes russes aux frontières ukrainiennes - que Vladimir Frolov compare à la crise des missiles de Cuba - ont conduit à la reprise, en juillet, du dialogue sur la stabilité stratégique. Andreï Souchentsov recense les points positifs (prolongation de new START) et négatif (V. Poutine qualifié de "tueur" par Joe Biden) de ces derniers mois, séquence conclue en juin par le sommet de Genève.
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