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06/09/2021

Revue de presse internationale #25 : Les enseignements de l'Afghanistan vus de Berlin

Revue de presse internationale #25 : Les enseignements de l'Afghanistan vus de Berlin
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

L’Allemagne doit améliorer la coordination interministérielle, réfléchir à sa conception des engagements extérieurs, accroître les moyens de la Bundeswehr et tirer au Mali les conséquences de son expérience afghane. Avec ses partenaires européens, Berlin doit aussi être en mesure d’agir de manière autonome sans toutefois mettre en cause le lien transatlantique. 

Retrait américain et manque d'anticipation des autorités allemandes

La précipitation avec laquelle Washington a mis fin à la mission Resolute Support - dont Berlin demeurait, jusqu'à son retrait en juin dernier, le deuxième contributeur - a fait polémique outre-Rhin. Parmi les raisons de ce "désastre", Christoph Heusgen mentionne la stratégie "terriblement risquée" des États-Unis, qui ont tenu les autorités afghanes à l'écart de leurs pourparlers avec les Talibans, contribuant à les délégitimer. L'ancien conseiller diplomatique d’Angela Merkel reproche en outre à Washington un "manque de respect à l'égard des alliés qui lui avaient apporté leur soutien" après le 11 septembre 2001. 

"La fin amère de cette opération" place aussi sous un "jour dévastateur la politique étrangère allemande", estime Henning Hoff ; Berlin était une cheville ouvrière de la stratégie adoptée en Afghanistan, rappelle-t-il ; c'est à son initiative qu'en décembre 2001 avait été organisée, près de Bonn, la première conférence internationale sur l'Afghanistan, rééditée dix ans plus tard ("Bonn 2"). Les autorités allemandes, notamment le BND (renseignements extérieurs), se voient reprocher une absence d’anticipation des événements. Wolfgang Ischinger déplore en outre la cacophonie qui a entouré les opérations d’évacuation - les ministères se rejetant la responsabilité des difficultés rencontrées - ce qui justifie, d’après lui, la création d'un conseil national de sécurité, chargé de coordonner ce type d'opérations.

Le traitement réservé aux Afghans travaillant pour l'Allemagne a suscité de vives critiques à l'encontre du gouvernement fédéral, accusé de ne pas avoir organisé plus tôt leur départ, d'avoir fixé des critères restrictifs pour l'octroi de visas (2 400 délivrés au moment du retrait de la Bundeswehr) et de fuir ses responsabilités, rapporte le Washington Post. Fin août, selon la Süddeutsche Zeitung, outre 300 Allemands, plus de 10 000 noms d'auxiliaires afghans, soit, avec les familles, plus de 40 000 personnes, figuraient sur les listes de l'Auswärtiges Amt en vue de leur évacuation. Au centre des critiques, Heiko Maas s'est engagé à agir "jusqu'à ce que tous ceux dont nous sommes responsables en Afghanistan soient en sécurité". Pour tenir cette promesse, le ministre des Affaires étrangères vient d'effectuer une tournée qui l'a conduit en Turquie, en Asie centrale et au Pakistan, promettant une assistance humanitaire de 100 millions d’euros à l'Afghanistan et de 500 millions d’euros aux États voisins afin de faciliter le départ vers l'Allemagne des personnes qui bénéficient de sa protection et d’éviter des flux de réfugiés déstabilisateurs pour la région. 

Réexamen nécessaire des engagements extérieurs de l'Allemagne pour éviter un "second Afghanistan" au Mali

Le moment est venu de jeter un regard critique sur les raisons avancées par le gouvernement fédéral pour justifier son engagement en Afghanistan, estime Wolfgang Ischinger. Cette crise était un cas d'école, gérée avec une approche complexe qui n'était pas seulement militaire, observe Christoph Heusgen : des milliards d'euros ont ainsi été alloués à l'aide humanitaire et au développement, à la mise sur pied de l'administration afghane et au développement économique. L'Occident doit continuer à promouvoir ses valeurs, mais nos "nobles objectifs" sont-ils compatibles avec nos moyens, demande Wolfgang Ischinger ? Également interrogée par le DLF, la chercheuse Almut Wieland-Karimi dresse un bilan nuancé de cet engagement de deux décennies, qui a notamment permis la scolarisation de millions d'enfants et l'amélioration du système de santé. Directeur de l'institut de politique de sécurité de l'université de Kiel, Joachim Krause y voit l'échec, selon lui prévisible, du "nation-building". 

Pour Ekkehard Brose, le concept d’"Ertüchtigung" - formation et équipement des forces locales - imaginé à Berlin pour limiter l’envoi, impopulaire, de soldats allemands, se voit contesté. Une autre idée maîtresse allemande - "l'approche en réseau" ("vernetzter Ansatz"), c’est-à-dire le traitement des crises par une combinaison de moyens diplomatiques, économiques, policiers et militaires, est en question. Cette gestion complexe, explique le président de l'académie fédérale pour la politique de sécurité (BAKS), nécessite une coordination étroite, à l'échelon national et international, et une compréhension commune des objectifs et des moyens, qui a souvent fait défaut en Afghanistan. La formation de la police afghane, assurée par l'Allemagne puis par l'Union européenne, illustre ces difficultés dues à l'hétérogénéité des cultures et des méthodes des pays formateurs, relève Judy Dempsey

Le Mali va-t-il devenir pour la Bundeswehr un second Afghanistan, se demande le DLF ? 

Il ne faut pas hésiter à recourir au principe de conditionnalité, y compris pour l'aide humanitaire, plaide Christoph Heusgen. Si le gouvernement refuse son concours à la mise sur pied d'institutions indépendantes, à la promotion de la démocratie et à la lutte contre la corruption, "les dirigeants allemands et leurs alliés doivent réfléchir à deux fois avant de s'engager massivement", écrit l'ancien représentant permanent de l'Allemagne aux Nations Unies. 

L'exemple du Mali revient souvent dans les analyses. "Au lieu de mettre en œuvre l'accord d'Alger et de se préoccuper du bien-être de son peuple, le gouvernement de Bamako est engagé dans des combats ethniques et dans des coups d'État", déplore Christoph Heusgen, il est "corrompu, viole la loi internationale et les droits de l'homme". "Si les choses ne changent pas rapidement, jamais notre mission ne réussira", met en garde l'ancien conseiller d'Angela Merkel, qui évoque une réduction de la contribution allemande à la MINUSMA pour "renforcer des pays comme le Niger qui respectent leur constitution, les élections et dont l'administration travaille à une bonne gouvernance". Le Mali va-t-il devenir pour la Bundeswehr un second Afghanistan, se demande le DLF ? Après dix ans de présence militaire étrangère, la population est lasse. Le bilan de la mission européenne de formation EUTM interroge aussi, en l'espace d'un an, deux putschs ont eu lieu, alors que la quasi-totalité des officiers a reçu une formation internationale, observe le représentant de la fondation Konrad Adenauer à Bamako. Spécialiste des questions de défense à la CDU, Roderich Kiesewetter appelle à définir plus précisément l'intérêt de la présence allemande au Mali, il doute qu'en cas de nécessité, la Bundeswehr soit en mesure d'évacuer le millier de soldats qui y sont déployés, ainsi que les ressortissants locaux qui travaillent pour elle. 

Une autonomie stratégique européenne ?

"Nous nous trouvons à un tournant historique, les certitudes de politique étrangère de la RFA ont disparu", marque Wolfgang Ischinger. Lors de l'édition 2014 de la Munich Security conference (MSC) qu’il préside, "un consensus s'était formé pour admettre que l'Allemagne devait endosser plus de responsabilités" sur la scène internationale et, en mai 2017, Angela Merkel avait admis que "l'époque où nous pouvions nous reposer entièrement sur d'autres est révolue". "Nous constatons aujourd'hui que la politique étrangère allemande a effectivement commencé à évoluer mais que le monde change beaucoup plus rapidement", observe l'ancien ambassadeur allemand, pour lequel "la prise de contrôle de l'Afghanistan par les Talibans sape la confiance mutuelle entre alliés de l'OTAN, déjà ébranlée à l'ère Trump, le retrait unilatéral des États-Unis d'Afghanistan fait que nous n'avons plus confiance dans la maxime 'in together-out together'". Voici un an, la MSC avait inventé le terme de "westlessness" pour pointer l'affaiblissement de l'Occident, rappelle Wolfgang Ischinger, avocat d’un "renforcement de la politique de sécurité transatlantique", qui s'accompagne d'une "voix européenne" disposant d'une "capacité de prise de décision politique et des moyens militaires nécessaires". "Nous, Européens, nous devons prendre notre destin en main", avait déclaré la chancelière au printemps 2017, note Klaus-Dieter Frankenberger. "Pour l'instant, il faut reconnaître que, sans parler de la volonté et de la prise de risque, nous ne sommes pas en mesure d'organiser sur le plan militaire une opération aussi complexe et dangereuse que l'évacuation de citoyens européens et des employés locaux", déplore l'éditorialiste de la FAZ. 

"La victoire des Talibans met en exergue l'absence de vision stratégique de l'UE et sa dangereuse dépendance envers les États-Unis[...]. Les deux décennies d'expérience afghane n'ont pas inculqué une culture stratégique européenne, que ce soit au niveau de l'UE ou de l'OTAN", conclut Judy Dempsey. Quant au "business model allemand, il est obsolète tant en matière de sécurité que de commerce extérieur, affirme Wolfgang Ischinger.

Il est grand temps que l'UE tire les enseignements de l'Afghanistan et soit en mesure de pratiquer une politique mondiale.

Nous sommes confrontés à une décision cruciale : soit nous nous engageons en faveur d'un 'impératif européen' pour une UE qui soit plus en capacité d'agir, soit l'Allemagne renonce à peser sur l'évolution et maintient le statu quo".

"Il est grand temps que l'UE tire les enseignements de l'Afghanistan et soit en mesure de pratiquer une politique mondiale ("weltpolitikfähig")", estime Klaus-Dieter Frankenberger. "L'Allemagne ne peut agir seule, observe Christoph Heusgen. Nous devons travailler avec nos partenaires - la France en premier lieu - dans le cadre des Nations Unies, de l'UE, de l'OTAN, de l'OSCE et avec l'Union africaine et d'autres organisations régionales. Il est toujours de notre intérêt d'avoir les États-Unis 'on board'", ajoute l'ancien conseiller diplomatique d’Angela Merkel. "Il est réjouissant que non seulement la chancelière, mais aussi différents responsables de partis, se prononcent en faveur de l'introduction progressive du vote à la majorité qualifiée au sein de l'UE", relève Wolfgang Ischinger, qui regrette que cette proposition reste jusqu’à présent lettre morte. Plutôt que de mettre sur pied une nouvelle force de réaction rapide, les Européens pourraient invoquer l’article 44 du traité de Lisbonne et mettre en place des "coalitions de volontaires", écrit à ce propos Annagret Kramp-Karrenbauer. Il s’agit en effet plus de "volonté politique" que de capacités, estime la ministre de la Défense. Le président de la MSC déplore aussi l'absence d’accord au sein de la grande coalition sur les drones armés, sur l'objectif des 2 % du PIB consacrés à la défense et sur le partage des armes nucléaires de l'OTAN.

"Après la débâcle occidentale en Afghanistan, il vaut la peine de relire le discours de la Sorbonne du Président de la République", conseille Michaela Wiegel. "L'Allemagne serait bien avisée de prendre au sérieux son objectif réitéré "d'autonomie stratégique" et de "ne plus rester polarisée de manière aveugle sur Washington avant de formuler ses propres intérêts stratégiques", estime la correspondante à Paris de la FAZ. Récemment, Annegret Kramp-Karrenbauer a invité à mettre un terme à 'l’illusion de l’autonomie stratégique', ce qui, selon Michaela Wiegel, a "beaucoup irrité Emmanuel Macron", qui a compris que les propos tenus par Angela Merkel en 2017 n'avaient pas entraîné "de changement d'état d'esprit significatif". Berlin aurait dû écouter les arguments du gouvernement français quand celui-ci a achevé le retrait d'Afghanistan en 2014, estime la correspondante du quotidien de Francfort, de même qu'aujourd'hui un débat sur l'opération au Mali est en cours en France, dont les Allemands pourraient s’inspirer. Paris apprécie la solidarité manifestée par Berlin au Sahel mais attend "plus d'impulsions de sa part", ce qui vaut aussi pour les programmes de coopération déjà opérationnels comme la brigade franco-allemande et l'escadron mixte de transport aérien qui, faute de règles d'engagement communes, déplore Michaela Wiegel, ne sont pas mobilisés, ce qui traduit un "manque de volonté politique à Berlin". 

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