Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
17/02/2021

Revue de presse internationale #2 : regards russes sur une relation en crise avec l’Union européenne

Imprimer
PARTAGER
Revue de presse internationale #2 :  regards russes sur une relation en crise avec l’Union européenne
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s’intéresse à la crise des relations UE-Russie sous l’angle russe.

Le déplacement effectué à Moscou du 4 au 6 février 2021 par Josep Borrell a été fortement critiqué, lui-même a regretté que l’occasion n’ait pas été saisie par la Russie pour "renouer un dialogue constructif", il a appelé à en tirer les conséquences. Les ministres des Affaires étrangères de l’UE en débattront le 22 février en préparation du Conseil européen des 25 et 26 mars prochains. 

Le traitement réservé par le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, à Josep Borrell - premier Haut représentant de l’UE à se rendre en Russie depuis près de quatre ans - signifie que Moscou refuse dorénavant de discuter avec l’UE ("partenaire non fiable"), des libertés publiques en Russie. Le Kremlin entend ouvrir un nouveau chapitre de ses relations avec l’UE, fondé sur la Realpolitik, sans renoncer à croiser le fer avec les Européens sur la question des valeurs et à chercher à les diviser. 

Malgré le "camouflet" subi par Josep Borrell, les experts russes ne s’attendent pas à de lourdes sanctions européennes.

Publiciste proche du pouvoir, Gevorg Mirzaïan reprend les qualificatifs des médias européens ("désastre", "humiliation") à propos de la visite de J. Borrell. Selon lui, celui-ci serait venu en Russie "sans mandat et sans propositions sérieuses", et, à peine arrivé sur le sol russe, se serait livré à des "déclarations agressives" en rencontrant les défenseurs des droits de l'homme, "indiquant par là même à Moscou que l'UE entend continuer à s'ingérer dans ses affaires intérieures, en soutenant les adversaires des autorités russes". Or, le message de ces dernières est clair, explique Georgui Bovt, "il ne peut y avoir aucune discussion, aucune concession" sur l'affaire Navalny, "fermeté" que ce politologue juge "à la limite de l'entêtement". "C’est l’escalade dans une guerre diplomatique", estime Andreï Kortounov, directeur général du Russian International Affairs Council (RIAC), pour qui la présence des ambassadeurs occidentaux au procès d’Alexeï Navalny constituait une "pression sur le pouvoir russe". Quant à l'expulsion de trois diplomates européens, rendue publique alors que J. Borrell était en entretien avec S. Lavrov, il s'agit, selon Fiodor Loukjanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, d'un "signal très clair du fait que la Russie ne tolérera plus que des diplomates étrangers participent à des événements de politique intérieure russe". "À l'évidence, une nouvelle phase commence", note cet analyste, résigné à un "gel profond" des relations Russie-UE. Chercheur à l'Académie des sciences, Alexandre Kamkin constate une "impasse", résultat du "dialogue d'un aveugle avec un sourd", fait de "reproches réciproques". 

Le Kremlin entend ouvrir un nouveau chapitre de ses relations avec l’UE, fondé sur la Realpolitik, sans renoncer à croiser le fer avec les Européens sur la question des valeurs et à chercher à les diviser.

Le camp libéral russe ne cache pas sa déception après la visite de J. Borrell, qui a fait preuve, selon l'opposant Vladimir Milov, d'une "faiblesse catastrophique", permettant au ministre russe de l’utiliser "comme décoration pour administrer une leçon de 'droit international' à l'UE". La Novaïa gazeta voit dans les vexations infligées à J. Borrell et à l'UE, "remise à sa place par le MID", une "insulte ostensible". L'interpellation de milliers de manifestants, protestant contre l'emprisonnement d'A. Navalny, "ne doit laisser aucun doute sur le fait que le pays s'est transformé en État policier", déplore Konstantin Eggert. Le procès d'A. Navalny apporte, selon lui, la "démonstration de l'inflexibilité du régime de Poutine face à l'opinion en Russie et à l’étranger”. 

Or, d'après Konstantin Eggert, "à l'ouest de l'Oder", l'UE n'a pas encore véritablement pris conscience de la manière dont fonctionne le Kremlin, qui ne craint pas les déclarations de fermeté occidentales et ne croit pas l'UE capable d'imposer des "sanctions sérieuses". D’après Vladislav Inozemtsev, directeur du Center for Post-Industrial Studies, différents facteurs se conjuguent pour relativiser le rôle des sanctions et cet économiste libéral de conclure que "l’Occident ne nous aidera pas". Les politologues interrogés par le site indépendant Rosbalt font part de leur scepticisme sur l'opportunité de nouvelles mesures restrictives : Nicolaï Petrov observe que l'Occident dispose de peu de leviers et que les sanctions individuelles n'auront pas d'effet immédiat ; compte tenu d'une opinion russe majoritairement hostile à Alexeï Navalny, la propagande officielle peut présenter de nouvelles sanctions comme le résultat de la "trahison" de l'opposition, avertit Dimitri Orechkine.

"Malgré toutes les pressions exercées par les Anglo-saxons et, sur le plan intérieur, par les Atlantistes, les élites allemandes devraient réussir leur test d'indépendance, il n'y a aucun doute que la majorité des responsables politiques influents n'entend pas renoncer au gazoduc, c'est à dire à la souveraineté et au leadership européen", assure Piotr Akopov. Certes, admet-il, la France a moins besoin de Nord Stream 2 que l'Allemagne, mais elle poursuit avec la Russie d'autres projets énergétiques, "pourquoi les remettre en cause", demande le commentateur de Ria novosti. Le Kremlin mise sur les prochaines échéances électorales européennes, il "fonde beaucoup d’espoir" relève Konstantin Eggert, sur Armin Laschet, nouveau président de la CDU et successeur possible d'A. Merkel, "connu pour ses vues pro-Kremlin", ainsi que sur des sondages qui annoncent un duel serré entre le président de la République et Mme Le Pen, "fidèle alliée de Vladimir Poutine", au deuxième tour de l'élection présidentielle. À partir de l'automne, E. Macron va "se concentrer exclusivement sur les sujets de politique intérieure et sur la campagne pré-électorale", prédit Piotr Akopov.

Les analystes proches du Kremlin vantent les mérites d’une relation pragmatique UE-Russie permettant aux Européens d’affirmer leur autonomie. 

Dans son intervention au forum de Davos, le Président Poutine a affirmé que "la Russie fait partie de l'Europe, sur le plan géographique, mais surtout culturel". À cet égard, le manifeste ("l'enlèvement de l'Europe 2.0") publié par le metteur en scène Konstantin Bogomolov appelant à rompre avec le "nouveau Reich moral" que serait devenu l'Occident, suscite un débat animé dans les milieux intellectuels russes. "Le narratif sur les valeurs libérales, les droits de l’Homme et les libertés n’est plus universel, beaucoup ne le partagent plus. C’est devenu un instrument purement politique", explique pour sa part Fiodor Loukjanov. La Russie, note ce politologue proche du Kremlin, en est venu à "rejeter la notion même de standard ou d’arbitre extérieurs", elle adresse une fin de non-recevoir aux demandes d’explication sur ces sujets qu’elle considère comme "politiquement et moralement sans objet". En octobre dernier, devant le club Valdaï, S. Lavrov évoquait déjà une "suspension" du dialogue avec l’UE. 

Après la visite de J. Borrell, le ministre russe a menacé de "rompre" ces relations en cas de sanctions sur des secteurs économiques "sensibles" (propos relativisés ensuite par le Kremlin - ndr). Ces déclarations, observe Fiodor Loukjanov, "tirent un trait" sur un chapitre des relations Russie/UE, "nous demeurerons des voisins, sans engagement à l'égard de l’autre, mais contraints de rester en contact", résume-t-il.

Les autorités russes n'ont pas l'intention de rompre les liens avec l'UE.

Chercheur au club Valdaï, Ivan Timofeev se veut positif sur la relation Russie-UE, "régulièrement secouée par une rhétorique accusatrice et des menaces d'interruption du dialogue", qui ne se concrétisent pas, car "le paradigme de cette relation est solide et viable". Les reproches mutuels sont exprimés franchement, alors qu'antérieurement, "chaque partie poursuivait ses intérêts pragmatiques sous couvert d'un narratif sur une communauté partagée, la sécurité indivisible du continent européen et des espaces communs", mais "chacun avait sa propre vérité", accusait l'autre d'avoir brisé les rêves des années 1980 et 1990. Désormais, estime cet expert, "la Russie et l'UE ont perdu leurs illusions mutuelles, il n'y a plus de projet intellectuel et politique viable qui puisse unir les deux acteurs". Le risque de confrontation armée est minimal, l'impact des sanctions limité et la Russie s'en accommode, chaque camp considère que le temps joue en sa faveur, "l’UE peut se prévaloir d'une supériorité matérielle et idéologique", avantage qu'elle ne peut cependant utiliser pour imposer sa volonté à la Russie, où l'idée d'un déclin occidental est répandue. Aussi, d'après Ivan Timofeev, "les relations entre la Russie et l'UE ont atteint un point d’équilibre", certes les promoteurs d'une "grande Europe" et des "espaces communs" peuvent déplorer un recul par rapport aux espoirs des dernières décennies, mais l’important c'est de pouvoir "tester des modèles politiques sans obligations mutuelles et attentes illusoires". 

L'avenir de l'UE et la concrétisation de ses velléités d'autonomie par rapport aux États-Unis dépendent de l'établissement de "relations normales" avec la Russie ("il ne s'agit pas de russophilie mais d'un calcul pragmatique sobre"), affirme Piotr Akopov, faute de quoi l'UE demeurera le junior partner du partenariat transatlantique. Alors qu'A. Merkel s'apprête à quitter la scène politique, le chroniqueur invite le Président Macron à prendre des initiatives en ce sens. Alexeï Gromyko, directeur du Institute of Europe of the Russian Academy of Sciences fait également un appel du pied au président de la République ("Pourquoi Macron doit venir en Russie"), il lui suggère d’"utiliser son capital politique pour promouvoir un dialogue avec la Russie sur les grandes questions internationales". "Dans un an, rappelle le directeur de l'Institut de l'Europe de l'Académie des sciences, aura lieu en France l'élection présidentielle et E. Macron devrait être intéressé à des gestes, notamment en direction de la Russie, qui le feraient apparaître comme un grand politique et stratège". 

Loin de se retrancher dans une forteresse, le régime russe restera à l’offensive et poursuivra ses efforts pour diviser les Occidentaux.

Les autorités russes n'ont pas l'intention de rompre les liens avec l'UE, estime Oleg Barabanov, directeur des programmes au Valdaï Club, qui rappelle la décision de Moscou de ne pas quitter le conseil de l'Europe, alors que "son statut de membre ne procure rien de positif au Kremlin". Le politologue Dimitri Souslov est aussi affirmatif, qui juge "impossible" une rupture des relations entre Bruxelles et Moscou en raison des compétences exclusives de l'UE, du rôle confié aux institutions européennes dans certains dossiers (nucléaire iranien...) et de l'intérêt qu'a la Russie à maintenir l'accord de partenariat de coopération, par exemple pour protéger ses ressortissants travaillant dans les États membres. 

La mise en cause par la Chancelière des autorités russes dans l'empoisonnement d'A. Navalny a été perçue au Kremlin comme le rejet des "relations spéciales" germano-russes.

"Il ne faut pas s'attendre à ce que Moscou s'isole dans son coin", analyse Vladimir Frolov, le maintien du dialogue au plus haut niveau (cf. le projet de sommet des 5 membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU - "P5") est un élément important de statut et de légitimation sur le plan interne, pas plus que le Kremlin n'a l'intention de renoncer au "combat des valeurs", il entend au contraire "durcir la rhétorique en politique étrangère et passer à la contre-attaque" en dénonçant des "violations de la démocratie" dans les pays occidentaux, à l'exemple du discours offensif tenu par S. Lavrov à J. Borrell. Moscou peut utiliser l'affaire Navalny en la présentant comme un exemple d'atteinte à la souveraineté russe venant d'un "agent étranger". 

Il s'agit non seulement d'empêcher que le cas Navalny devienne un instrument de politique intérieure, mais aussi de prévenir la constitution d'un front occidental uni, note Vladimir Frolov, qui paraphrase Condoleezza Rice en 2003, le nouveau mot d'ordre de la diplomatie russe, écrit-il, est "pardonner aux États-Unis, ignorer la France, punir l'Allemagne et l’UE". La mise en cause par la Chancelière des autorités russes dans l'empoisonnement d'A. Navalny a été perçue au Kremlin comme le rejet des "relations spéciales" germano-russes, comme une "déclaration de guerre" visant à discréditer personnellement les dirigeants russes et à provoquer un "changement de régime", d'où les attaques à l’encontre d’A. Merkel et un gel de facto des relations jusqu'à son départ à l'automne prochain. Cette stratégie offensive est mise en œuvre à l'égard de l'UE, on l'a vu lors de la visite de J. Borrell, qui a dû, à son retour, se fendre d'un communiqué pour déplorer que "la Russie n'ait pas saisi cette occasion pour renouer un dialogue constructif avec l’UE". Le risque pour Moscou, note l’ancien diplomate, est de "renforcer, au sein de l'UE, la position de ceux qui préconisent une attitude de confrontation".

"Ignorer la France" est une stratégie simple, relève Vladimir Frolov, qui ne nécessite aucune action particulière, "si ce n'est une certaine retenue dans les critiques du Président Macron et de la situation dans son pays". Après l'entretien téléphonique Poutine-Macron du 14 septembre dernier, lors duquel le Président russe avait développé une "version exotique" de l'empoisonnement d'A. Navalny - V. Poutine est revenu ces derniers jours sur cet entretien, rapporte l’agence Ria novosti, déclarant que ses propositions de collaboration à l’enquête avaient été repoussées ("Qu’avons-nous reçu en réponse ? Rien, zéro") - E. Macron avait demandé, dans son intervention à l’AGNU que "toute la lumière soit faite sur cette tentative d’empoisonnement d’un adversaire politique", les choses ont toutefois repris leur cours et le dirigeant français est revenu assez rapidement au "dialogue stratégique avec la Russie", soutenant le projet de réunion du P5, "n’excluant pas même un déplacement à Moscou, en l'absence de tout résultat du 'dialogue stratégique' et de toute flexibilité russe". "Moscou, écrit Vladimir Frolov, a compris que la position du Président Macron n'était pas soutenue au sein de l'UE, que ses appels au dialogue stratégique étaient dans son intérêt et qu'il valait mieux ne pas y faire obstacle". 

Dans une tribune publiée le 14 février, Igor Ivanov souligne que, "quoi qu’on en dise, la Russie est indissociable de l’Europe tout comme l’Europe ne peut être ‘complète’ sans la Russie", l’ancien ministre russe des Affaires étrangères appelle Moscou à pratiquer une politique étrangère active, dont les relations avec le continent européen constituent une "dimension prioritaire".

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne