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18/05/2021

Revue de presse internationale #15 : En Russie, le mythe de Yalta est toujours vivant

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Revue de presse internationale #15 : En Russie, le mythe de Yalta est toujours vivant
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il se penche sur la commémoration du 9 mai en Russie et l’instrumentalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.

Dans la Russie actuelle, la "grande guerre patriotique" sert de ciment social, de justification à une supériorité morale et à un comportement de puissance hégémonique, ainsi que de modèle (Yalta) aux relations avec les Occidentaux, qui alors avaient accepté de traiter avec le régime dictatorial de Staline. 

Le 9 mai, le Président russe a assisté à la traditionnelle parade militaire sur la place rouge. Signe des temps, le seul invité de marque étranger était le Président du Tadjikistan. Célébrant "l’exploit héroïque du peuple soviétique", Vladimir Poutine a déclaré qu'au "moment le plus difficile de la guerre, dans les batailles décisives, qui ont décidé l'issue de la lutte avec le fascisme, notre peuple était seul", il a fustigé la résurgence de l'idéologie nazie et les tentatives de "réécriture de l'histoire", s'abstenant de mentionner la contribution des alliés occidentaux à la victoire commune. Plus, relève Andrei Kolesnikov, alors que le projet de discours, publié sur le site internet du Kremlin, indiquait "notre peuple était uni" ("един"), le Président russe a substitué à cet adjectif celui de "seul" ("один"). Célébrer les alliés à Moscou ne cadre pas avec l'image de "forteresse assiégée" que veut donner Vladimir Poutine de la Russie, commente la FAZ, selon le quotidien de Francfort, plus le temps passe, plus son bilan est maigre, et plus le Président mise sur la "force d’intégration de la victoire de 1945".

La "grande guerre patriotique" comme construction idéologique

Pour l'agence officielle Ria-novosti, "la victoire de l’URSS a démontré la supériorité incontestable de la civilisation russo-soviétique" sur la "folie" dans laquelle était alors plongé l'Occident, le peuple soviétique multinational a fait preuve d'unité et démontré "le plus haut standard de valeurs morales". Réalité désagréable pour les élites occidentales, selon Viktoria Nikiforova, qui ont pris tardivement leurs distances avec Hitler, et ont en fait, d'après elle, "toujours combattu de conserve et perdu avec lui en 1945". Après-guerre, les Occidentaux ont livré une "guerre de l'information" pour imposer le terme de "totalitarisme", convaincre l'opinion que "les camps de travail soviétiques ne se distinguaient en rien des camps d’extermination nazis" et que "la politique pacifique" de Staline qui, "de toutes ses forces, a cherché à retarder la guerre", était assimilable à celle d’Hitler. Le souvenir de Khatin [bourgade de Biélorussie, lieu d’exactions allemandes - ndr] a été effacé de la mémoire de l’humanité et on a imposé le "faux" de Katyn (sic), affirme encore Ria-novosti. Autre commentateur proche du pouvoir, Georgui Bovt estime que l’absence de dirigeants étrangers n’est pas due uniquement à la pandémie mais aussi au fait que la "fête de la victoire" est devenue un événement qui ne requiert plus leur présence, l’omission de la contribution alliée montre, selon le politologue, qu'au plan idéologique, le Kremlin a tourné la page de la "seconde guerre mondiale" (1939-45) pour revenir à la "grande guerre patriotique" (1941-45), centrée sur l’exploit et la souffrance des peuples de l’URSS. 

Un culte destiné à compenser la perte d'attractivité de l'idéologie communiste a été organisé autour du "jour de la Victoire", devenu un élément essentiel du soft power de Moscou.

À l'époque soviétique, l'attitude envers la "grande guerre patriotique", dont on s'apprête à commémorer le 80ème anniversaire du déclenchement, a beaucoup varié, rappelle l’écrivain Nikolai Bolochnev. Une fois les hostilités achevées, Staline a tout fait pour empêcher une discussion autour de cette "Victoire", qui aurait mis en lumière ses erreurs et ses fautes. Dès 1948, le 9 mai est redevenu une journée travaillée, mémoires et livres de souvenir sur la guerre ont été soumis à une censure sévère, le thème de la "Victoire" n'a pas été exploité hors des frontières.

Le "dégel" voulu par Nikita Khrouchtchev a mis fin à un tabou et permis des publications, mais la discussion est demeurée interne. En 1965, au début de la période brejnévienne, le 9 mai a été rétabli comme fête nationale. Un culte destiné à compenser la perte d'attractivité de l'idéologie communiste a été organisé autour du "jour de la Victoire", devenu un élément essentiel du soft power de Moscou. Depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, c'est un "culte religieux" qui est instauré, estime le politologue Ivan Davydov, mais cette eschatologie est spécifique car elle est tournée, non vers le futur, mais vers un passé qui se répète et se substitue à l’avenir. Cette conception "légitime notre ingérence dans les affaires des autres", relève-t-il, nous permet de "donner au monde d'aujourd'hui des leçons sur la manière de vivre" et pose la dernière pierre au mythe de la "forteresse assiégée". "La signification principale du jour de la Victoire est en premier lieu liée à la politique intérieure [...]. Kirienko & co n’ont tout simplement aucune autre idéologie" à proposer, note le journaliste et politologue Fiodor Kracheninnikov, ce qui explique que la victoire de 1945 soit devenue "l'évènement principal de l’histoire de la Russie et du monde". 

L'instrumentalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale

Deux conceptions opposées s'affrontent dans ce conflit mémoriel, explique Marlene Laruelle, celle d'une Russie qui met en exergue le rôle prééminent de l’URSS dans la victoire et le sacrifice consenti par le peuple soviétique et celle des pays d’Europe centrale, qui met l’accent sur le pacte Molotov-Ribbentrop et son protocole secret, que le Kremlin s’emploie désormais à réhabiliter. Pour Moscou, souligne la chercheuse à l’université George Washington, la contribution de l’URSS à l'écrasement du fascisme justifie que la Russie ait son mot à dire dans les affaires du continent, tandis qu'en Europe centrale, victime de la double occupation, nazie puis communiste, la signature du pacte germano-soviétique disqualifie la Russie tant qu'elle n'a pas répudié son passé communiste. Dans la dernière période, ce conflit s’est cristallisé autour de la résolution du Parlement européen sur "l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe" adoptée le 19 septembre 2019 à l’initiative de certains nouveaux États membres de l’UE, provoquant de vives réactions à Moscou, qui reproche à ce texte d’identifier les régimes nazi et communiste. 

C’est dans ce contexte et sur fond d'une répression accrue de l’opposition libérale qu’un projet de loi vient d’être déposé à la Douma, qui criminalise toute assimilation des comportements des dirigeants soviétiques et nazis, et qui pénalise la négation du "rôle décisif du peuple soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie" et de la "mission humanitaire de l’URSS dans la libération des peuples d’Europe". Ce texte complète l'arsenal législatif existant et fait suite à la révision constitutionnelle de l'an dernier, qui a inscrit la "protection de la vérité historique" dans la loi fondamentale, ce qui inquiète de nombreux historiens. Nikita Petrov dénonce une "approche moyenâgeuse rappelant l’Inquisition, qui traduit la crainte de la Russie d'adopter une méthode scientifique par rapport à son passé et la substitution d’une doctrine quasi-religieuse à laquelle chacun doit croire". L’historien russe redoute aussi que la formulation vague de la loi accentue encore son arbitraire. 

Politologue proche du Kremlin, Fiodor Loukjanov admet que, de part et d’autre, les "dynamiques internes" contribuent aux tensions actuelles, "le degré d’incertitude sur l’avenir est très élevé", ce qui engendre de la "nervosité" et conduit à agir à l’extérieur en fonction de contraintes intérieures. Le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs observe que, pendant la guerre froide, existait "une forme de respect réciproque et de reconnaissance de légitimité", alors qu'aujourd'hui chaque protagoniste juge l'autre "sur le déclin" et lui "conteste le droit moral et politique de se conduire comme il le fait". "On peut critiquer Yalta, mais les décisions prises par Staline, Churchill et Roosevelt ont assuré un monde prévisible pendant des décennies", affirme Gregori Karassine, ancien diplomate et depuis peu président de la commission des Affaires étrangères du conseil de la Fédération, convaincu que "l'Occident a perdu le sens des réalités lors de l'écroulement de l’Union soviétique". L’ancien vice-ministre des Affaires étrangères évoque également le "respect" entre adversaires de la guerre froide, fondé sur les accords de Yalta (1945) et d'Helsinki (1975), il appelle de ses vœux un "Yalta-2021", qui "rende prévisible pendant deux-trois générations la vie de l’humanité". C’est, dit-il, le sens de la proposition de V. Poutine de convoquer un sommet des cinq États membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU (P5), que le Président russe vient de réitérer dans son intervention devant l'Assemblée fédérale.

Un "Yalta-2" est-il envisageable aujourd’hui ?

La proposition d’un sommet du P5, formulée par Vladimir Poutine début 2020 lors d'une visite à Jérusalem, a suscité des réactions contrastées en Russie. Les commentateurs proches du pouvoir y ont vu une initiative habile offrant un cadre plus adapté que le G8, disparu en 2014, pour traiter des affaires du monde et consacrer les règles d'un ordre multipolaire conforme aux vues de Moscou et de Pékin.

L’alliance militaire conclue pendant la guerre entre l’URSS et l’Occident n’est pas un modèle transposable aujourd’hui.

Les politologues libéraux se sont montrés critiques. Poutine est "un homme politique du XXème siècle", selon Alexandre Jelenine, il utilise les "méthodes d'une époque révolue" et refuse de prendre en compte les "changements colossaux intervenus depuis 75 ans". "L’idée de faire du partage du monde organisé à Yalta et à Potsdam en 1945 l'alpha et l'omega des relations internationales et leur ‘règle d’or’ signifie tirer un trait sur toute l’histoire d’après-guerre et substituer aux problèmes actuels un festival de reconstruction historique", observe Fiodor Kracheninnikov. Le Président russe, selon Konstantin Eggert, cherche à atteindre l’objectif ("Yalta-2") qu'il poursuit de longue date - "un accord informel de l’Occident reconnaissant l’espace post-soviétique comme sphère d’intérêt vital et d’influence exclusive de la Russie". 

L’alliance militaire conclue pendant la guerre entre l’URSS et l’Occident n’est pas un modèle transposable aujourd’hui, conviennent Dmitri Trenin et Andrei Kolesnikov, responsables du centre Carnegie de Moscou. Face aux menaces actuelles, le rôle de la Russie est nettement moindre qu’il ne l'était quand l'Union soviétique a fait face à l'offensive allemande et assuré, pour l'essentiel, la défaite de la Wehrmacht. En 2016, l'élection de Donald Trump a pu raviver le spectre d’un "grand marchandage" en raison de l'indifférence du Président républicain à la question des valeurs et de son "alchimie" personnelle avec Vladimir Poutine, mais la "dynamique politique interne" aux États-Unis a provoqué une détérioration de la relation russo-américaine, constatent les deux chercheurs. Au début de la pandémie de Covid-19, l’illusion a pu exister que des efforts conjoints pour l’endiguer allaient faire baisser le niveau de confrontation, mais c'est l’inverse qui s’est produit. Des coopérations circonscrites restent possibles (non-prolifération, climat, anti-terrorisme), mais un "grand marchandage" entre les États-Unis (et plus largement l’Occident) et la Russie demeure, de l’avis des experts de la Carnegie, plus que jamais du domaine de la "pure utopie". 

La tentative de Poutine visant à faire de mai 1945 le moment crucial de l`histoire du monde pour tenter d'établir un dialogue sur un pied d'égalité avec les dirigeants occidentaux est vouée à l'échec, estime Fiodor Kracheninnikov. Certes ces derniers y voient un évènement important, mais ils constatent que le monde a beaucoup changé, que l'Allemagne et le Japon sont devenus des nations démocratiques. En s’obstinant dans sa stratégie et en haussant constamment le ton à l’égard des Européens, le Président russe aboutit à une impasse. Il fondait beaucoup d'espoirs l'an dernier dans le 75ème anniversaire de la Victoire pour réunir les vainqueurs de 1945 et discuter des problèmes du monde, la pandémie en avait décidé autrement, cette année "on attendait Emmanuel Macron, c’est Emomali Rakhmon qui est venu". "Il est temps, écrit Fiodor Kracheninnikov, de reconnaître que personne n'est prêt à suivre Poutine et à l'aider à rebâtir au XXIème siècle l’ordre de Yalta-Potsdam".

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