Le "dégel" voulu par Nikita Khrouchtchev a mis fin à un tabou et permis des publications, mais la discussion est demeurée interne. En 1965, au début de la période brejnévienne, le 9 mai a été rétabli comme fête nationale. Un culte destiné à compenser la perte d'attractivité de l'idéologie communiste a été organisé autour du "jour de la Victoire", devenu un élément essentiel du soft power de Moscou. Depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, c'est un "culte religieux" qui est instauré, estime le politologue Ivan Davydov, mais cette eschatologie est spécifique car elle est tournée, non vers le futur, mais vers un passé qui se répète et se substitue à l’avenir. Cette conception "légitime notre ingérence dans les affaires des autres", relève-t-il, nous permet de "donner au monde d'aujourd'hui des leçons sur la manière de vivre" et pose la dernière pierre au mythe de la "forteresse assiégée". "La signification principale du jour de la Victoire est en premier lieu liée à la politique intérieure [...]. Kirienko & co n’ont tout simplement aucune autre idéologie" à proposer, note le journaliste et politologue Fiodor Kracheninnikov, ce qui explique que la victoire de 1945 soit devenue "l'évènement principal de l’histoire de la Russie et du monde".
L'instrumentalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale
Deux conceptions opposées s'affrontent dans ce conflit mémoriel, explique Marlene Laruelle, celle d'une Russie qui met en exergue le rôle prééminent de l’URSS dans la victoire et le sacrifice consenti par le peuple soviétique et celle des pays d’Europe centrale, qui met l’accent sur le pacte Molotov-Ribbentrop et son protocole secret, que le Kremlin s’emploie désormais à réhabiliter. Pour Moscou, souligne la chercheuse à l’université George Washington, la contribution de l’URSS à l'écrasement du fascisme justifie que la Russie ait son mot à dire dans les affaires du continent, tandis qu'en Europe centrale, victime de la double occupation, nazie puis communiste, la signature du pacte germano-soviétique disqualifie la Russie tant qu'elle n'a pas répudié son passé communiste. Dans la dernière période, ce conflit s’est cristallisé autour de la résolution du Parlement européen sur "l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe" adoptée le 19 septembre 2019 à l’initiative de certains nouveaux États membres de l’UE, provoquant de vives réactions à Moscou, qui reproche à ce texte d’identifier les régimes nazi et communiste.
C’est dans ce contexte et sur fond d'une répression accrue de l’opposition libérale qu’un projet de loi vient d’être déposé à la Douma, qui criminalise toute assimilation des comportements des dirigeants soviétiques et nazis, et qui pénalise la négation du "rôle décisif du peuple soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie" et de la "mission humanitaire de l’URSS dans la libération des peuples d’Europe". Ce texte complète l'arsenal législatif existant et fait suite à la révision constitutionnelle de l'an dernier, qui a inscrit la "protection de la vérité historique" dans la loi fondamentale, ce qui inquiète de nombreux historiens. Nikita Petrov dénonce une "approche moyenâgeuse rappelant l’Inquisition, qui traduit la crainte de la Russie d'adopter une méthode scientifique par rapport à son passé et la substitution d’une doctrine quasi-religieuse à laquelle chacun doit croire". L’historien russe redoute aussi que la formulation vague de la loi accentue encore son arbitraire.
Politologue proche du Kremlin, Fiodor Loukjanov admet que, de part et d’autre, les "dynamiques internes" contribuent aux tensions actuelles, "le degré d’incertitude sur l’avenir est très élevé", ce qui engendre de la "nervosité" et conduit à agir à l’extérieur en fonction de contraintes intérieures. Le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs observe que, pendant la guerre froide, existait "une forme de respect réciproque et de reconnaissance de légitimité", alors qu'aujourd'hui chaque protagoniste juge l'autre "sur le déclin" et lui "conteste le droit moral et politique de se conduire comme il le fait". "On peut critiquer Yalta, mais les décisions prises par Staline, Churchill et Roosevelt ont assuré un monde prévisible pendant des décennies", affirme Gregori Karassine, ancien diplomate et depuis peu président de la commission des Affaires étrangères du conseil de la Fédération, convaincu que "l'Occident a perdu le sens des réalités lors de l'écroulement de l’Union soviétique". L’ancien vice-ministre des Affaires étrangères évoque également le "respect" entre adversaires de la guerre froide, fondé sur les accords de Yalta (1945) et d'Helsinki (1975), il appelle de ses vœux un "Yalta-2021", qui "rende prévisible pendant deux-trois générations la vie de l’humanité". C’est, dit-il, le sens de la proposition de V. Poutine de convoquer un sommet des cinq États membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU (P5), que le Président russe vient de réitérer dans son intervention devant l'Assemblée fédérale.
Un "Yalta-2" est-il envisageable aujourd’hui ?
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