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13/05/2021

Revue de presse internationale #14 : Relations Iran - Arabie saoudite : faut-il croire au rapprochement ?

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Revue de presse internationale #14 : Relations Iran - Arabie saoudite : faut-il croire au rapprochement ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il s’intéresse au rapprochement entamé entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Pourquoi a-t-il lieu et que faut-il en attendre ? 

Le Yémen, en proie à une guerre civile meurtrière depuis des années, pourrait être le premier bénéficiaire du dialogue renoué par l'Arabie saoudite et l'Iran, qui valorise aussi l'Irak dans son rôle de médiateur. 

Cinq ans après la rupture de leurs relations diplomatiques, Riyad et Téhéran ont mené des pourparlers confidentiels en Irak, laissant espérer une baisse de la confrontation entre ces deux puissances régionales qui structurent la situation géopolitique du Moyen-Orient. Ce dialogue, note Hussein Ibish, chercheur à l'institut des pays arabes du Golfe à Washington, s'inscrit dans les grandes manœuvres en cours dans la région (accords d’Abraham, processus politique en Libye, tentatives de normalisation des relations avec le régime syrien, compétition accrue pour le pouvoir en Irak, efforts d'Ankara pour renouer avec Le Caire et Riyad...) qui résultent notamment de la prise de conscience par ces États des limites de leurs capacités d’intervention. 

La reprise de contact entre Riyad et Téhéran avec la médiation irakienne

Le Financial Times a été le premier média à révéler la tenue à Bagdad le 9 avril 2021 de pourparlers entre des délégations saoudienne et iranienne, qui ont porté notamment sur le conflit au Yémen, discussions qui sont appelées à se poursuivre. Cette rencontre a eu lieu deux jours après le nouveau round de "dialogue stratégique" entre les États-Unis et l’Irak qui doit préciser les contours de la future présence militaire américaine en Irak, note le site al-Monitor, ce qui a alimenté des rumeurs selon lesquelles William Burns, le directeur de la CIA, qui participait à ces consultations, aurait également rencontré au domicile du ministre irakien des Affaires étrangères les représentants saoudien et iranien présents dans la capitale irakienne. Le 5 mai, le Président irakien Bahram Saleh a confirmé la tenue de "plusieurs réunions" et s’est félicité du rôle joué par son pays dans ce processus.

Le Premier ministre irakien Moustafa al Kazimi, ancien chef des services de renseignements, qui dispose de bons contacts à Riyad et à Téhéran, a servi de médiateur, rapporte le Christian Science Monitor. L’Irak a en effet un intérêt majeur à cesser d’être le champ-clos des rivalités entre l’Arabie saoudite et l’Iran. L’ambassadeur iranien à Bagdad s’est aussi réjoui du rôle d’intermédiaire joué par l’Irak, même si, a-t-il précisé, aucun résultat substantiel n’a été enregistré à ce stade. Un responsable irakien a expliqué au FT que le Premier ministre était désireux de faire de son pays un "pont" entre les "puissances antagonistes" de la région. Il est possible aussi que les États-Unis qui préparent leur retrait militaire d'Irak cherchent à mettre au point avec Téhéran une formule de partage du pouvoir à Bagdad afin d’éviter un "vide" qui profite à l’État islamique, avance Anton Marsadov, expert russe du Moyen-Orient. Ali al-Humaidan, chef des services de renseignements, qui dirigeait la délégation saoudienne à Bagdad, se serait ensuite rendu à Damas, affirme le Guardian. Il s’agit pour Riyad de disposer d’un atout dans le marchandage qui s’annonce avec Washington, analyse Anton Marsadov, les perspectives de rétablissement d’un dialogue entre le royaume saoudien et le régime de Bachar al Assad lui paraissant "nébuleuses".

Le changement d’administration américaine figure en bonne place parmi les raisons qui expliquent le revirement saoudien, estiment les analystes.

Quelques jours après la réunion confidentielle de Bagdad, dans une interview accordée à la chaine TV saoudienne al-Arabiya, le prince Mohammad ben Salman a déclaré "nous travaillons actuellement avec nos partenaires dans la région et dans le monde pour trouver une solution aux problèmes" existants avec l’Iran, qui est "malgré tout un voisin. Ce que nous voulons, c’est une relation bonne et positive" avec la république islamique.

Ces propos contrastent avec ceux tenus il y a de cela trois ans par le prince héritier qui, rappelle le CSM, traitait l’Ayatollah Khamenei de "nouvel Hitler" et excluait toute coopération avec le régime des Mollahs. À Téhéran, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères s'est félicité du "changement de ton" à Riyad, il a rappelé les propositions formulées par Téhéran pour promouvoir le dialogue et la coopération dans la région du golfe persique, où le chef de la diplomatie iranienne Mohammad Javad Zarif vient d’effectuer une tournée. Tout en approuvant cette "désescalade", le Tehran Times reste cependant prudent ("reste à voir si ce dégel va se poursuivre et déboucher sur un rétablissement complet des relations diplomatiques"). Ce mouvement observé entre Riyad et Téhéran fait également suite aux appels au dialogue lancés dans le New York Times, puis dans le Guardian par Hossein Moussavian, ancien négociateur du programme nucléaire iranien, et Abdulaziz Sager, chercheur lié à la famille royale saoudienne. 

L’impasse au Yémen, raison majeure de la reprise du dialogue

Le changement d’administration américaine figure en bonne place parmi les raisons qui expliquent le revirement saoudien, estiment les analystes. La montée en puissance de Mohammad ben Salman, qui a placé la lutte contre l’Iran au cœur de sa politique étrangère, a été facilitée par la bienveillance dont il bénéficiait auprès de l’administration Trump, explique L'Orient-le Jour. "À l’époque de Trump, il y avait cette politique maximaliste menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans le but de s’emparer d’un maximum de pouvoir et de leviers possibles en toute impunité", a indiqué au journal Dania Thafer, directrice exécutive de l’institut Gulf International Forum. Le prince héritier saoudien était un farouche partisan de cette "stratégie de pression maximale" sur Téhéran, mais l’attaque ciblée en septembre 2019 visant les installations pétrolières d’Aramco, qui a temporairement réduit de moitié la production du royaume, a exposé sa vulnérabilité et les limites de cette stratégie, observe le FT. Affaibli par les sanctions, l’Iran subit aussi les coups portés par les États-Unis - le chef de la force al Qods, Qassem Souleimani a été tué par un drone américain en janvier 2020 - et par Israël, qui attaque régulièrement des installations sensibles iraniennes, note Hussein Ibish.

En faisant campagne pour la Maison-Blanche, Joe Biden avait critiqué la situation des droits de l’Homme en Arabie saoudite et s’était engagé à réexaminer la relation avec ce pays. Une fois élu, note le New York Times, il a rendu public le rapport des services de renseignements américains qui pointe la responsabilité du prince Salman dans le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashogghi en 2018. Selon le Tehran Times, "dès le départ, Biden a indiqué clairement aux Saoudiens que l’ère du soutien américain total à leur aventurisme régional était terminée". D’après le quotidien égyptien al-Ahram, les dirigeants saoudiens considèrent que, tôt ou tard, Washington et Téhéran parviendront à un accord et qu’il vaut mieux prendre l’initiative et être partie aux discussions plutôt que de risquer la marginalisation ("if you can’t beat them, join them"). Aujourd’hui, l’Arabie saoudite ne peut que prendre acte de la volonté du Président Biden de réintégrer l’accord sur le programme nucléaire iranien (JCPoA), elle cherche aussi à retrouver une respectabilité internationale après le scandale international déclenché par l’assassinat de Jamal Khashogghi, ajoute l’Orient-le Jour. Autre signe de cette volonté de regagner en crédibilité, en janvier dernier, note le FT, Riyad a mis un terme à l’embargo instauré voici trois ans à l’encontre du Qatar et le Roi d'Arabie vient d’adresser une invitation à l'Émir du Qatar à visiter le Royaume, "geste fort de réconciliation", souligne le New York Times.

De l’avis des experts de la région, le coût, notamment humanitaire, de la guerre civile, qui oppose indirectement Riyad et Téhéran au Yémen depuis 2014 a conduit à cette reprise du dialogue entre les deux puissances rivales. Se référant aux informations du quotidien libanais al-Akhbar, le Tehran Times présente une délégation saoudienne sous pression américaine, qui cherche à obtenir des Houthis l’arrêt des attaques de missiles et de drones sur son sol et est prête en contrepartie à leur concéder plus de pouvoir et à s'engager auprès de Téhéran à ne pas normaliser ses relations avec Israël.

Le coût, notamment humanitaire, de la guerre civile, qui oppose indirectement Riyad et Téhéran au Yémen depuis 2014 a conduit à cette reprise du dialogue entre les deux puissances rivales.

L’Arabie saoudite aspire désespérément à un cessez-le-feu, sa politique offensive n'a pas rendu le Royaume plus sûr, affirme aussi le Christian Science Monitor. Le ministre iranien des Affaires étrangères, qui a rencontré à Mascate des responsables de la rébellion houthie, a réitéré son soutien à un cessez-le-feu et aux pourparlers inter-yéménites. La guerre civile au Yémen, qui oppose Riyad et Téhéran, les rapproche désormais, observe Andreas Krieg du King's College, "en Arabie saoudite, on a compris qu'il n'y avait pas de solution au Yémen si le levier diplomatique n'était pas actionné conjointement avec l’Iran". 

Des acteurs régionaux qui revoient leurs ambitions à la baisse

Le changement de politique à Washington et le constat d'échec de la stratégie saoudienne au Yémen conduisent Mohammad ben Salman à revoir ses ambitions régionales à la baisse, estime L'Orient-le Jour, Riyad n’a plus les moyens d’une confrontation avec Téhéran. C’est aussi l’analyse du Christian Science Monitor (Riyad "n'a été gagnant ni au Yémen, ni en Syrie ni au Liban"). "Les Saoudiens sont conscients que la coalition qu’ils ont bâtie au Yémen pour contrer l'expansionnisme iranien est chancelante et qu’ils sont largement livrés à eux-mêmes", tandis qu’en Syrie, la survie du régime d'Assad est assurée par les milices iraniennes et les militaires russes, les frappes israéliennes ne pouvant changer la donne, estime aussi le Haaretz. La FAZ distingue pour sa part deux raisons, Téhéran veut prévenir la poursuite du rapprochement entre Riyad et Tel Aviv et le Président Rohani veut consolider le camp des modérés avant l'élection présidentielle de juin. "L’Arabie saoudite a trouvé une alternative à l’alliance avec Israël", titre pour sa part la Nezavissimaia gazeta, qui s'interroge sur la poursuite du rapprochement entamé par Riyad et Tel Aviv dans ce nouveau contexte. 

Dans un premier temps, le dialogue saoudo-iranien devrait se concentrer sur le conflit yéménite, estiment les commentateurs, ce n’est pas un enjeu essentiel pour l’Iran, éloigné de cette crise, et qui peut accepter des concessions, le Yémen sera donc "le baromètre du caractère sérieux de la détente" entre Riyad et Téhéran, selon le Christian Science Monitor, la question étant cependant de savoir si l’Iran est en mesure de convaincre les Houthis, très attachés à leur indépendance, d’accepter des compromis. Les questions liées à la sécurité maritime dans le Golfe, dans lesquelles Washington s’est aussi beaucoup investi, de même que la problématique de l’anti-terrorisme (al Qaeda, Daech), qui concerne les deux pays, devraient logiquement figurer à l’ordre du jour des futures discussions, poursuit le CSM. Les sujets plus délicats, comme l’Irak, la Syrie et le Liban, pays arabes où vivent des communautés chiites importantes, soutenues par Téhéran, pourraient être abordés ensuite. L’objectif des Saoudiens, selon le Haaretz, pourrait être d'instaurer avec l’Iran une sorte de statu quo comparable à celui qui existe entre la Turquie et l’Iran, qui prévient l’escalade sans éliminer les désaccords. Plus que d’un "rapprochement", le quotidien égyptien al-Ahram préfère parler de "trêve" entre deux régimes qui défendent des visions et des intérêts "diamétralement opposés" dans cette région.

Analysant le rôle de l’Irak, Katherine Harvey et Bruce Riedel, chercheurs à la Brookings, jugent naturel que Bagdad s’emploie à réduire la confrontation entre Riyad et Téhéran, dont il est la victime immédiate. Ils s’interrogent sur les intentions de ces deux protagonistes et sur la capacité de Bagdad à assumer une fonction de médiateur, estimant que l’Irak ne dispose pas encore des leviers suffisants pour favoriser les discussions, mais saluent cette dynamique et son retour comme acteur majeur de la scène régionale, qui deviendrait alors triangulaire et non plus bipolaire. Les experts de la Brookings invitent le Président Biden, qui fait du retour de la paix au Yémen une priorité, à appuyer discrètement les efforts irakiens.

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