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06/05/2021

Revue de presse internationale #13 : Les droits de l’Homme au cœur de la politique étrangère de Joe Biden - ou pourquoi le président a reconnu le génocide arménien

Revue de presse internationale #13 : Les droits de l’Homme au cœur de la politique étrangère de Joe Biden - ou pourquoi le président a reconnu le génocide arménien
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Chaque semaine, l’Institut Montaigne propose sa revue de presse internationale avec son chroniqueur Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui scrute le traitement par les experts et les médias internationaux de l’actualité géopolitique mondiale. Cette semaine, il traite la question de la reconnaissance du génocide arménien par le Président des États-Unis.

La décision, historique, de Joe Biden de reconnaître le génocide arménien de 1915 s’inscrit dans son agenda de promotion des droits de l’Homme. Elle traduit une perte d’importance de la Turquie aux yeux de l’administration américaine. Son impact sur la relation Ankara-Washington devrait rester limité. 

Une promesse électorale longtemps restée lettre morte

Pendant près de 40 ans, presque tous les Présidents des États-Unis ont pris l’engagement, dans leur campagne électorale, de reconnaître le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale, mais, une fois élu, aucun n’a honoré sa promesse, rappelle le journaliste turc Cengiz Candar. Barack Obama a eu recours à l’expression arménienne de "Medz Yeghern" ("le grand mal") afin d´éviter d’employer le terme de "génocide". Pour les différentes administrations américaines qui se sont succédées, souligne le politologue, la Turquie, malgré son attitude de déni, était un allié précieux, qui trouvait de puissants appuis au Pentagone et au Département d’État et disposait de nombreux relais au Congrès. Si le Président des États-Unis nouvellement élu manifestait l’intention de respecter sa promesse de campagne, il se heurtait immédiatement à un tir de barrage venant de plusieurs départements ministériels, indique également Soner Cagaptay, senior fellow au Washington Institute. Pendant des décennies, la diplomatie turque a fait campagne et consacré des millions de dollars pour empêcher une reconnaissance du génocide arménien par Washington, souligne le site d’information al Monitor, étant entendu que la majorité des États fédérés ont quant à eux reconnu sa réalité.

La diplomatie turque a fait campagne et consacré des millions de dollars pour empêcher une reconnaissance du génocide arménien par Washington.

Mais, dans la capitale fédérale aussi, le vent a tourné du fait du comportement turc. Le Pentagone a été très irrité par l’acquisition, en 2017, de systèmes russes S-400 par la Turquie, le Département d’État qui, antérieurement, se faisait l’avocat d’Ankara, a également changé de position, l’administration a acquis la conviction que, face à l’autoritarisme d’Erdoğan, une attitude de fermeté était préférable, explique Soner Cagaptay, qui observe aussi le durcissement intervenu au Congrès, où les communautés arméniennes font entendre leur voix.

Depuis son élection, Joe Biden a maintenu à distance un Président turc, qui avait établi une relation de proximité avec son prédécesseur Donald Trump. Erdoğan est resté pendant plusieurs mois en attente de l’appel téléphonique de son homologue américain, qui aurait été interprété comme un signe de normalité des relations bilatérales, note le New York Times. Le silence de Washington montre que, pour l’administration Biden, la Turquie n'était pas une priorité et que les relations avec elles devaient être gérées à des niveaux inférieurs de son administration, explique le quotidien. 

La décision de Joe Biden traduit aussi la perte de statut de la Turquie

C’est précisément pour l’informer de la décision qu’il allait rendre publique le lendemain que le Président des États-Unis s’est entretenu, pour la première fois depuis son élection, avec Erdoğan. La déclaration faite par Joe Biden le 24 avril 2021, jour de commémoration du génocide arménien ("we remember the lives of all those who died in the Ottoman-era Armenian genocide") est destinée à manifester son engagement au service des droits de l’Homme, souligne le New York Times. Le Président américain fait quant à lui preuve de cohérence, souligne Cengiz Candar, mais cette décision historique met aussi en lumière, selon lui, la "faiblesse" d’Erdoğan et la "dévalorisation dramatique" de la Turquie sur le plan géopolitique aux yeux des Américains. Le comportement de Biden est le signe de la "perte de statut de l'un des alliés stratégiques les plus proches des États-Unis" dans cette région, admet Soner Cagaptay. Une semaine avant de reconnaître le génocide arménien, le Président des États-Unis annonçait un retrait total de ses troupes d’Afghanistan, qui illustrait le désengagement américain de cette partie de l’Eurasie, importante pour Ankara. La veille de la reconnaissance, la Turquie était officiellement rayée du programme de fabrication du chasseur F35, constate Cengiz Candar.

La réalité d'aujourd’hui, contrairement à ce qu’ont pensé pendant longtemps les responsables turcs et leurs interlocuteurs américains, est que "la Turquie a plus besoin des États-Unis que ceux-ci ont besoin d'elle", s'accordent à penser Soner Cagaptay et Cengiz Candar. C’est pourquoi le coût politique de la reconnaissance du génocide arménien est peu élevé, Biden le sait et "utilise cette fenêtre d'opportunité comme un levier" pour tenter de modifier le comportement anti-démocratique du Président Erdoğan et son inclination vers Vladimir Poutine. C’est une interprétation partagée par Gevorg Mirzaian, expert proche du pouvoir russe. De même qu’ils ont "dressé" le prince héritier saoudien, note-t-il, les États-Unis préviennent les Turcs des désagréments qui les attendent s’ils défendent "leur souveraineté et leur indépendance" : dans ce cas les "lignes rouges" des relations turco-américaines, dont fait partie la reconnaissance du génocide arménien, sont franchies par Washington. Cela dit, un spécialiste russe du Moyen-Orient comme Alexei Malachenko relativise la décision de Biden, qui devait "intervenir tôt ou tard". Il ne s’attend pas à des conséquences négatives pour les relations Ankara-Washington et doute que les États-Unis soient contraints d'évacuer la base d’Incirlik, atout important dans la politique "multivectorielle" menée par Erdoğan avec Moscou et Washington. "Le Président turc n'acceptera jamais une position totalement anti-américaine ni anti-russe", assure Alexei Malachenko, jugement partagé par Kirill Jarov dans une analyse du centre Carnegie

La réalité d'aujourd’hui, contrairement à ce qu’ont pensé pendant longtemps les responsables turcs et leurs interlocuteurs américains, est que "la Turquie a plus besoin des États-Unis que ceux-ci ont besoin d'elle", s'accordent à penser Soner Cagaptay et Cengiz Candar.

Le coût politique de la reconnaissance du génocide arménien est peu élevé.

C’est pourquoi le coût politique de la reconnaissance du génocide arménien est peu élevé, Biden le sait et "utilise cette fenêtre d'opportunité comme un levier" pour tenter de modifier le comportement anti-démocratique du Président Erdoğan et son inclination vers Vladimir Poutine. C’est une interprétation partagée par Gevorg Mirzaian, expert proche du pouvoir russe. De même qu’ils ont "dressé" le prince héritier saoudien, note-t-il, les États-Unis préviennent les Turcs des désagréments qui les attendent s’ils défendent "leur souveraineté et leur indépendance" : dans ce cas les "lignes rouges" des relations turco-américaines, dont fait partie la reconnaissance du génocide arménien, sont franchies par Washington. Cela dit, un spécialiste russe du Moyen-Orient comme Alexei Malachenko relativise la décision de Biden, qui devait "intervenir tôt ou tard". Il ne s’attend pas à des conséquences négatives pour les relations Ankara-Washington et doute que les États-Unis soient contraints d'évacuer la base d’Incirlik, atout important dans la politique "multivectorielle" menée par Erdoğan avec Moscou et Washington. "Le Président turc n'acceptera jamais une position totalement anti-américaine ni anti-russe", assure Alexei Malachenko, jugement partagé par Kirill Jarov dans une analyse du centre Carnegie

La réaction turque modérée confirme la justesse du calcul de la Maison Blanche

Les réactions officielles turques à la déclaration de la Maison Blanche sont restées contenues. Émettant l'espoir qu’il reviendrait dès que possible sur ses propos "sans fondement, injustes et faux" concernant les "tristes évènements qui se sont déroulés dans notre région il y a un siècle", Erdoğan a aussi évoqué sa rencontre avec le Président Biden, rappelant qu’ils se connaissent ("il a même eu la courtoisie de venir chez moi quand j’étais malade"), il a émis l'espoir que cette rencontre en juin, en marge du sommet de l’OTAN, "ouvrirait la voie à une ère nouvelle" de leurs relations. En attendant, le changement de position de Washington a suscité dans le pays une réprobation générale, aussi bien chez les nationalistes que dans la mouvance kémaliste du CHP. Seul le parti pro-kurde HDP a appelé la Turquie à "faire face à son passé afin d’éviter la répétition de ce crime", ce qui lui a valu de vives critiques.

Estimant que la déclaration de Biden sur les "tragiques événements de 1915" est en contradiction avec les termes de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, un centre de réflexion libéral comme EDAM considère que la prise de position du Président des États-Unis nuit à la "dynamique positive engagée pour mieux comprendre cette tragédie à grande échelle"

Le véritable tournant est intervenu après le putsch manqué de 2015. Erdoğan a alors rompu avec la démocratie à l’occidentale et fait alliance avec les nationalistes.

"Ces dernières années, rappelle le think tank, le gouvernement turc a "reconnu l'ampleur des souffrances humaines causées par les décisions fatales des dirigeants ottomans en 1915", il a aussi "exprimé ses regrets sur les conséquences de ces actions". "Désormais, il y a un débat au sein de la société turque sur la nature de ces atrocités", que la pression internationale pourrait "étouffer" et qui pourrait aussi "faire reculer les perspectives de rapprochement entre l'Arménie et la Turquie", affirme EDAM. 

La décennie 2000 a effectivement été marquée par diverses initiatives visant à engager un dialogue turco-arménien, rappelle Amberin Zaman, correspondante au Moyen-Orient pour Al Monitor. Pour la première fois, en 2005, la question, taboue, du génocide, a été discutée à l’université d’Istanbul. Des livres, autrefois interdits, ont été publiés. En 2008, le Président Gül s’est rendu en Arménie pour assister à un match de football. Des protocoles sur l’établissement des relations diplomatiques et l'ouverture de la frontière ont été négociés. En 2015, des Arméniens, dont certains de la diaspora, se sont réunis à Istanbul et à Diyarbakir pour commémorer le centenaire du génocide. Ces ouvertures se sont toutefois heurtées à une forte résistance. Les protocoles de Genève ont suscité l’opposition de Bakou. Hrant Dink, intellectuel arménien à l’avant-garde de ce dialogue, a été assassiné à Istanbul en 2007. Le véritable tournant est intervenu après le putsch manqué de 2015. Erdoğan a alors rompu avec la démocratie à l’occidentale et fait alliance avec les nationalistes. Osman Kavala, homme d’affaires et philanthrope, qui avait soutenu de nombreux projets de réconciliation turco-arméniens, a été emprisonné en 2017. 

Quel peut être l’impact de cette reconnaissance dans le sud du Caucase ?

Les conséquences de la reconnaissance du génocide arménien sur la situation géopolitique dans le sud du Caucase donnent lieu à des réflexions assez divergentes dans la communauté des experts russes. Enseignant à l’académie diplomatique de Russie, Vladimir Avatkov se déclare persuadé que Washington va "accentuer l’arc d'instabilité dans le Caucase et pousser l’Arménie à une coopération plus étroite avec les États-Unis et avec la France", tenter d’attirer l’Arménie "dans son orbite" et chercher à mettre en cause la coopération entre Erevan et Moscou. Selon le quotidien russe Vzgliad, les États-Unis s’efforcent de réduire l’influence russe dans cette région, le refroidissement intervenu dans les relations russo-arméniennes à l’issue du conflit meurtrier de l’an dernier avec l’Azerbaïdjan, pourrait y contribuer, Washington se présentant comme une alternative à Moscou. Chercheur à l’Institut des États-Unis et du Canada, Vladimir Vassiliev considère qu’outre la pression sur la Turquie, la décision de Joe Biden, devenu un "véritable héros" dans les communautés arméniennes, a pour objectif, après le second conflit au Haut-Karabakh, de conquérir le leadership dans le sud du Caucase, en "attirant l’Arménie, l’alliée-clé de Moscou dans la région". 

Andrei Kortunov, directeur général du RIAC, juge toutefois prématuré de prétendre que le resserrement des liens américano-arméniens, attendu après le geste de Biden, sera dommageable aux relations Erevan-Moscou, même si on peut anticiper un renforcement de l’influence des États-Unis et de la présence des ONG américaines, compte tenu de la priorité donnée par l’administration Biden aux droits de l’Homme. Souscrivant à cette analyse, Kirill Jarov fait observer combien Erevan est désormais dépendant de la Russie, sur les plans économique et sécuritaire. Spécialiste des États post-soviétiques, Serguei Markedonov doute aussi que la déclaration de Joe Biden modifie les relations de la Russie avec l'Arménie, la diplomatie américaine n'a pas proposé de projet pour le règlement du conflit au Haut-Karabakh, alternatif à celui du groupe de Minsk, et n’est pas prête à faire pression sur Bakou.

En Arménie, explique quant à lui Benyamin Poghosyan, directeur de la Political Science Association of Armenia, certains milieux politiques sont convaincus, à tort, qu’en reconnaissant le génocide, Biden a étendu au-dessus de l’Arménie et du Karabakh un filet de sécurité. Ils se réjouissent de ce réinvestissement de Washington, convaincus que la guerre de 2020 était la conséquence de son absence dans la région, qui avait laissé le champ libre à la Russie et à la Turquie. La dernière visite en Arménie d’un haut responsable de l'administration américaine remonte au déplacement de la secrétaire d’État Hillary Clinton en 2012, rappelle le chercheur. La décision du Président Biden montre que la thématique des droits de l’Homme est de retour dans l’agenda de politique étrangère américain, ce qui crée les conditions d’un soutien accru des États-Unis à l’Arménie et devrait la protéger contre les manœuvres d’intimidation de Bakou et d’Ankara, se félicite le président du Centre d’études des stratégies politiques et économiques à Erevan. De nombreux contentieux se sont accumulés entre Ankara et Washington, aussi bien dans le sud du Caucase qu'en Asie centrale, constate Benyamin Poghosyan, cela dit, les intérêts turcs et américains sont compatibles quand il s’agit de contenir les influences russe et chinoise dans ces régions. 

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