La décennie 2000 a effectivement été marquée par diverses initiatives visant à engager un dialogue turco-arménien, rappelle Amberin Zaman, correspondante au Moyen-Orient pour Al Monitor. Pour la première fois, en 2005, la question, taboue, du génocide, a été discutée à l’université d’Istanbul. Des livres, autrefois interdits, ont été publiés. En 2008, le Président Gül s’est rendu en Arménie pour assister à un match de football. Des protocoles sur l’établissement des relations diplomatiques et l'ouverture de la frontière ont été négociés. En 2015, des Arméniens, dont certains de la diaspora, se sont réunis à Istanbul et à Diyarbakir pour commémorer le centenaire du génocide. Ces ouvertures se sont toutefois heurtées à une forte résistance. Les protocoles de Genève ont suscité l’opposition de Bakou. Hrant Dink, intellectuel arménien à l’avant-garde de ce dialogue, a été assassiné à Istanbul en 2007. Le véritable tournant est intervenu après le putsch manqué de 2015. Erdoğan a alors rompu avec la démocratie à l’occidentale et fait alliance avec les nationalistes. Osman Kavala, homme d’affaires et philanthrope, qui avait soutenu de nombreux projets de réconciliation turco-arméniens, a été emprisonné en 2017.
Quel peut être l’impact de cette reconnaissance dans le sud du Caucase ?
Les conséquences de la reconnaissance du génocide arménien sur la situation géopolitique dans le sud du Caucase donnent lieu à des réflexions assez divergentes dans la communauté des experts russes. Enseignant à l’académie diplomatique de Russie, Vladimir Avatkov se déclare persuadé que Washington va "accentuer l’arc d'instabilité dans le Caucase et pousser l’Arménie à une coopération plus étroite avec les États-Unis et avec la France", tenter d’attirer l’Arménie "dans son orbite" et chercher à mettre en cause la coopération entre Erevan et Moscou. Selon le quotidien russe Vzgliad, les États-Unis s’efforcent de réduire l’influence russe dans cette région, le refroidissement intervenu dans les relations russo-arméniennes à l’issue du conflit meurtrier de l’an dernier avec l’Azerbaïdjan, pourrait y contribuer, Washington se présentant comme une alternative à Moscou. Chercheur à l’Institut des États-Unis et du Canada, Vladimir Vassiliev considère qu’outre la pression sur la Turquie, la décision de Joe Biden, devenu un "véritable héros" dans les communautés arméniennes, a pour objectif, après le second conflit au Haut-Karabakh, de conquérir le leadership dans le sud du Caucase, en "attirant l’Arménie, l’alliée-clé de Moscou dans la région".
Andrei Kortunov, directeur général du RIAC, juge toutefois prématuré de prétendre que le resserrement des liens américano-arméniens, attendu après le geste de Biden, sera dommageable aux relations Erevan-Moscou, même si on peut anticiper un renforcement de l’influence des États-Unis et de la présence des ONG américaines, compte tenu de la priorité donnée par l’administration Biden aux droits de l’Homme. Souscrivant à cette analyse, Kirill Jarov fait observer combien Erevan est désormais dépendant de la Russie, sur les plans économique et sécuritaire. Spécialiste des États post-soviétiques, Serguei Markedonov doute aussi que la déclaration de Joe Biden modifie les relations de la Russie avec l'Arménie, la diplomatie américaine n'a pas proposé de projet pour le règlement du conflit au Haut-Karabakh, alternatif à celui du groupe de Minsk, et n’est pas prête à faire pression sur Bakou.
En Arménie, explique quant à lui Benyamin Poghosyan, directeur de la Political Science Association of Armenia, certains milieux politiques sont convaincus, à tort, qu’en reconnaissant le génocide, Biden a étendu au-dessus de l’Arménie et du Karabakh un filet de sécurité. Ils se réjouissent de ce réinvestissement de Washington, convaincus que la guerre de 2020 était la conséquence de son absence dans la région, qui avait laissé le champ libre à la Russie et à la Turquie. La dernière visite en Arménie d’un haut responsable de l'administration américaine remonte au déplacement de la secrétaire d’État Hillary Clinton en 2012, rappelle le chercheur. La décision du Président Biden montre que la thématique des droits de l’Homme est de retour dans l’agenda de politique étrangère américain, ce qui crée les conditions d’un soutien accru des États-Unis à l’Arménie et devrait la protéger contre les manœuvres d’intimidation de Bakou et d’Ankara, se félicite le président du Centre d’études des stratégies politiques et économiques à Erevan. De nombreux contentieux se sont accumulés entre Ankara et Washington, aussi bien dans le sud du Caucase qu'en Asie centrale, constate Benyamin Poghosyan, cela dit, les intérêts turcs et américains sont compatibles quand il s’agit de contenir les influences russe et chinoise dans ces régions.
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