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25/09/2017

Religion et nationalisme, un mélange à haut risque

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Religion et nationalisme, un mélange à haut risque
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, apporte son éclairage sur la tragédie que traversent les Rohingyas en Birmanie dans un contexte explosif : en Asie du Sud-Est, identité nationale et identité religieuse ont de plus en plus tendance à se confondre.

L'Asie du Sud-Est risque-elle de devenir un jour "le nouveau Moyen-Orient", une région du monde elle aussi dominée par la rencontre entre une culture d'humiliation et une culture de rivalité violente entre et à l'intérieur des nations qui la composent ? On n'en est heureusement pas encore là et une telle évolution n'est pas inévitable. Mais le seul fait que l'on puisse se poser une telle question est significatif de la situation nouvelle crée par la montée de nationalismes de type religieux dans l'ensemble de l'Asie du Sud Est.

Tout se passe comme si l'explosion du fondamentalisme au sein de l'islam avait contribué à faire resurgir ou simplement donné un prétexte à l'expression d'un nationalisme bouddhiste - comme en Birmanie - ou hindouiste - comme en Inde depuis l'accession du parti de Narendra Modi au pouvoir.

C'est dans le contexte du retour en force des nationalismes d'origine religieuse, qu'il convient de replacer la tragédie que traversent les Rohingyas en Birmanie. Minorité humiliée, on serait tenté de dire depuis toujours, les Rohingyas n'ont même pas le droit à la citoyenneté. Pour préciser la formule utilisée par Emmanuel Macron lors de son discours aux Nations unies, il ne s'agit pas "de rétablir" mais "d'établir" leurs droits dans un pays ou être Birman signifie être bouddhiste.

Silence assourdissant

Bien sûr, ils sont très minoritaires : 88 % de la population birmane est de confession bouddhiste contre 6 % de chrétiens et seulement 4 % de musulmans. Dans la conférence de presse qu'elle a donnée en anglais - contrainte qu'elle était de le faire devant les critiques que suscitaient son silence - l'icône de la démocratie birmane, An San Suu Kyi, n'a même pas mentionné les Rohingyas par leur nom. L'Inde a ses "intouchables", la Birmanie a désormais avec les Rohingyas, ses "innommables". Il est probable que le silence d'An San Suu Kyi soit tout autant le produit de son aveuglement personnel face au destin d'une minorité qui n'existe pas à ses yeux, que le résultat d'un calcul politique par rapport aux militaires avec qui elle partage désormais le pouvoir.

Tragédie "locale" au départ, le drame des Rohingyas est devenu avec le temps une crise régionale, sinon internationale, et ce dans une partie du monde ou identité nationale et identité religieuse ont de plus en plus tendance à se confondre. Le Pakistan n'a-t-il pas été créé pour recevoir la minorité musulmane de l'ex-Empire des Indes ? Comment une organisation comme l'ASEAN, qui a accompagné l'établissement progressif de la paix et de la prospérité dans la région, pourrait-elle survivre à l'émergence en son sein de divisions sur une base strictement confessionnelle : les bouddhistes d'un côté, les musulmans de l'autre ?

En Birmanie et en Thaïlande, la majorité de la population est bouddhiste. En Malaisie et en Indonésie, la majorité à l'inverse est musulmane. L'héritage des Empires, britannique et néerlandais, a laissé dans cette région des cicatrices qui peuvent se rouvrir à tout moment. Pendant la période du Raj, les Britanniques - comme tous les Empires avant eux - ont eu tendance à utiliser les minorités pour établir leur autorité : "Vous êtes maltraités, laissez-nous vous protéger contre les discriminations dont vous êtes les victimes", disaient-ils. Une fois la colonisation terminée, ces discriminations ne pouvaient que repartir de plus belle contre des minorités non seulement considérées comme "inférieures" mais désormais comme "traîtres".

Ce sont ces discriminations qui ont conduit une minorité de la jeunesse rohingyas à choisir la voie de la violence, encouragée peut-être en cela par les discours enflammés de fondamentalistes musulmans, s'exprimant depuis le Moyen-Orient ou même en Asie. Le drame est que cette radicalisation d'une minorité des musulmans s'est produite précisément au moment où l'on assistait à une semblable dérive fondamentaliste et ultranationaliste au sein de la communauté bouddhiste. Bouddha pouvait bien prêcher la paix et la tolérance, des bonzes zélés commençaient à se comporter comme des Savonarole, incitant à la haine contre les musulmans. "Tuez-les, tuez-les tous" : une succession de massacres de type Saint-Barthélemy s'est produite ainsi, au début au moins, dans l'indifférence la plus totale de la communauté internationale. "Que voulez-vous, cela se passe très loin, et les victimes ne sont-elles pas musulmanes, potentiellement des terroristes ?"

Et c'est bien là le cœur du problème à l'heure de la mondialisation et de la révolution de la communication. Défaites sur le terrain en Syrie et en Irak , des organisations terroristes comme Daech peuvent-elles rêver d'utiliser le sort réservé aux Rohingyas pour mobiliser les émotions des musulmans d'Asie ? Sur un plan strictement démographique, le premier pays musulman du monde n'est-il pas l'Indonésie ? Après le sort réservé aux musulmans bosniaques lors de la guerre dans les Balkans dans les années 1990, le drame des Rohingyas fournit ainsi une nouvelle occasion de dénoncer les émotions sélectives du monde occidental.

Il est essentiel de mettre fin à cette dérive, identitaire et culturelle plus que religieuse si l'on veut éviter une contagion qui aurait des conséquences catastrophiques pour l'équilibre de l'ensemble de la région. Les Nations unies peuvent-elles joindre les actes à la parole et trouver dans la crise des Rohingyas l'occasion de redorer enfin leur blason et d'éviter que l'Asie du Sud-Est ne se transforme en un nouveau Moyen-Orient ? On ne peut que l'espérer sans trop y croire. 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 22 septembre).
 

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