Si chaque cas est bel et bien unique, beaucoup s’inscrivent néanmoins dans une forme de logique finalement assez similaire, dont voici quelques éléments essentiels :
- C’est, souvent, la jeunesse qui porte le flambeau de la contestation. Il ne s’agit pas des plus pauvres, ni des moins ou des plus éduqués, mais bien des jeunes, ceux qui ont l’avenir devant eux en termes, si j’ose dire, biologiques, mais qui, d’un point de vue économique, social ou politique, ont le sentiment de ne pas avoir d’avenir.
- Si la nature des contestations peut revêtir des contours divers, le message qu’elles portent présente parfois des éléments en commun, comme la dénonciation de la corruption des élites au pouvoir ou le rejet d’inégalités sociales trop criantes.
- Dans un certain nombre de pays, l’explosion politique est le plus souvent le produit d’une remise en cause du statu quo existant par le pouvoir lui-même. Pensons, en Iran, à cette spectaculaire augmentation du prix de l’essence, ou, à Hong Kong, à la remise en cause de la formule "un État, deux systèmes" symbolisée par la fin de l’exception juridictionnelle de Hong Kong et cette fameuse loi d’extradition. S’ensuit une logique dialectique, la foule descendant dans la rue en opposition à cet équilibre bouleversé, puis la foule par la suite réprimée, la répression renforçant encore cette opposition populaire. Dans d’autres cas, je pense ici au Liban ou au Chili, surviennent des gouttes d’eau qui font déborder un vase socialement déjà très plein, et transforment rapidement la colère économique en une révolte politique.
C’est aussi, probablement, la conséquence directe d’une mondialisation de plus en plus perçue comme malheureuse. La grande crise de 2008 n’y est pas étrangère.
Certains de ces pays sont davantage regardés que d’autres à l’échelle mondiale. Pourquoi, par exemple, la situation de Hong Kong ou, plus récemment, la révolte iranienne ont-elles ces échos particuliers à l’international ?
Bien sûr, il ne s’agit pas de hiérarchiser les mouvements de contestation entre eux. Si le monde regarde tout particulièrement Hong Kong ou l’Iran, c’est parce que tous deux sont les théâtres des contestations les plus significatives d’un point de vue géopolitique, compte tenu de l’importance de Hong Kong pour la crédibilité du pouvoir chinois d’une part, et de l’importance de l’Iran dans l’équilibre moyen-oriental d’autre part. Pour ces deux cas, ce n’est pas tant la nature de la contestation qui importe aux yeux du monde, c’est la nature du régime contesté. Une révolte à Hong Kong est un affront fait à Pékin, de même qu’une révolte iranienne, un affront fait à Téhéran. Les ensembles stratégiques potentiellement affectés par ces contestations sont bien plus centraux avec, du côté de Hong Kong, la crainte des probables conséquences d’une forte répression et, du côté iranien, des conséquences potentielles considérables pour l’avenir du Moyen-Orient dans son ensemble.
Si comparaison n’est pas raison, la mise en parallèle des deux cas offre elle aussi quelques similarités. La Chine comme l’Iran sont affaiblis de l’intérieur, à un moment où leur statut international paraît des plus prééminents, chacun à leur manière. Prenons Hong Kong. La situation n’affecte pas directement, pour le moment, le cœur du pouvoir chinois, mais elle constitue une irritation majeure, et est sans nul doute sujet d’inquiétudes. Si Hong Kong débouchait sur un véritable chaos, la stratégie chinoise, notamment vis-à-vis de Taïwan, en serait bien sûr affectée. D’ailleurs, l’obsession chinoise pour Taïwan apparaît très clairement dans son rapport à Hong Kong. En cas de poussée de la violence, les Chinois seront à un moment donné placés devant un dilemme : la Chine ne veut pas d’un nouveau Tian'anmen, mais pourra-t-elle seulement l’éviter si elle souhaite garder le contrôle ? Quelle option stratégique serait la plus dangereuse pour elle ? Montrer au monde qu’elle n’est pas capable de rétablir l’ordre, ou le rétablir d’une manière brutale qui nuirait à son soft power ?
Dans le cas iranien, la problématique est plus centrale et plus urgente : c’est le pouvoir des Ayatollahs qui est directement remis en cause. Les manifestants iraniens, présents sur une zone territoriale qu’on imagine, malgré le manque d'informations lié à des moyens de communication restreints, très étendue, pourraient mettre en péril l’ensemble des mollahs. Ceux qui ont pris la rue et se mobilisent toujours davantage, sous l’effet de la violence de la répression, n’établissent pas de distinction entre les plus radicaux et les plus modérés des mollahs. L’enjeu de cette révolte est essentiel d’un point de vue géopolitique, parce qu’elle pose plusieurs types de questions. L’Iran apparaît aujourd’hui comme une puissance victorieuse, au même titre que la Russie ou la Turquie, dans l’évolution récente de la région. Mais ce renforcement extérieur n’est-il pas dès lors annulé par un affaiblissement venant de l’intérieur ? Cet affaiblissement ne serait-il pas issu de la politique de sanctions très dures, imposée par les États-Unis à ce pays ? Les Européens disaient que la politique iranienne de Donald Trump n’avait qu’une conséquence, le renforcement du clan des durs et l’affaiblissement du camp des modérés. Nous pouvons aujourd’hui poser la question inverse : et si les sanctions américaines n’avaient pas plutôt pour résultat l’affaiblissement complet du régime, modérés et radicaux confondus ?
Comme on le sait, l’Occident n’est pas à l’abri de contestations populaires. Y aurait-il une spécificité occidentale dans le rapport, parfois conflictuel ou fait de frustration économique et politique, des citoyens à la démocratie ?
Comme j’ai pu le mentionner, 30 ans après la chute du mur de Berlin, on ne saurait nier en Europe la réalité d’une montée des populismes et la virulence du retour d’une forme de nationalisme et de dénonciation de l’autre. Là encore, évitons les interprétations simplistes. L’extrême-droite n’est pas en train de l’emporter partout en Europe. Ayons à l’esprit ce qui s’est passé à Prague au cours des derniers jours, avec un peuple tchèque qui reproche au dirigeant son essence-même, c’est-à-dire le fait qu’il soit un milliardaire autoritaire.
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