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17/08/2021

Quelle stratégie pour le Liban ? 

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Quelle stratégie pour le Liban ? 
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Plus d’un an s’est écoulé depuis l’explosion dans le port de Beyrouth du 4 août 2020 qui a fait plus de 200 morts, bouleversé la vie de milliers de personnes, défiguré la ville et handicapé encore un peu plus une économie libanaise en perdition.

Le lecteur est sans doute familiarisé avec la triple crise, qui avait commencé avant l’été dernier, et dans laquelle s’enfonce inexorablement le Liban : crise économique et financière, due à la faillite du système bancaire qui constituait le poumon de l’économie du pays ; crise de "gouvernance", caractérisé par le refus des élites politiques qui se partagent le pouvoir depuis la fin de la guerre civile de sortir du statu quo ; crise à dimension régionale, compte tenu du rôle dominant du Hezbollah, lié de manière organique à l’Iran. Il faut aussi parler désormais d’une crise humanitaire puisqu’environ un million de Libanais se trouve dans une situation de pauvreté, sans compter les réfugiés syriens (un quart de la population du pays) ; la livre libanaise a atteint des abysses par rapport au dollar, les banques restreignent drastiquement l’accès à leur argent des titulaires de comptes, l’électricité, les médicaments et des produits de première nécessité viennent à manquer, les cas de suicide se multiplient, de plus en plus de Libanais quittent le pays pour trouver refuge à l’étranger. 

Ajoutons à cela que la France et certains de ses partenaires ont dû aussi ces derniers mois monter une opération de sauvetage pour éviter une débandade des forces armées libanaises. 

Parmi les gens d’un certain âge, le constat est souvent fait que la situation actuelle, si elle est moins sanglante, est encore pire que celle qu’ils ont connue pendant la guerre civile (1975-1990) : aucune lumière au bout du tunnel n’apparaît ; ce sont d’ailleurs toujours les mêmes seigneurs de la guerre des années 1980 - ou leurs fils - qui se partagent le pouvoir. Ce pays qui fut à certaines époques un emblème de la douceur de vivre pour le Proche-Orient connaît une incroyable descente aux enfers. À côté des destructions matérielles, en partie réparées par la solidarité internationale et surtout l’esprit d’initiative et d’entraide des Libanais eux-mêmes, l’explosion du 4 août 2020 a laissé chez beaucoup un traumatisme psychologique, une empreinte de colère contre les autorités, de ressentiment et aussi d’un certain découragement, sans doute accentué par la crise du Covid-19.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’enquête officielle sur les causes de l’explosion est bloquée par l’obstruction de la classe politique. La fin sans gloire du Tribunal spécial pour l’assassinat de Rafiq Hariri, d’autres crimes laissés sans suite judiciaire comme récemment l’assassinat en février du grand intellectuel chiite anti- Hezbollah, Lokman Slim, ancrent dans les esprits la perception d’une totale impunité du système. 

Dimension humanitaire et stratégie politique

La conférence virtuelle qui s’est tenue le 4 août sous la co-présidence de la France (Emmanuel Macron) et des Nations-Unies avait pour objet de répondre à la dimension humanitaire de la crise, plus précisément à un appel de fonds des Nations-Unies. L’appel portait sur 257 millions de dollars pour un an. L’objectif n’a pas été tout à fait atteint mais les États-Unis se sont engagés à hauteur de 100 millions de dollars, la France 100 millions d’euros, l’Allemagne 40 millions etc. Le compte y est presque, surtout si l’on compte les contributions en nature de certains pays du Golfe.

Les fonds réunis iront à la couverture de besoins immédiats en matière de nourriture, de médicament, de santé en général, d’éducation ou de distribution de l’eau et d’électricité. Un point important de cette aide est qu’elle doit parvenir à ses destinataires par le biais des agences des Nations-Unies et d’ONG internationales ou locales, sans passer par les autorités politiques ou administratives. Cela s’inscrit dans la ligne qui avait été formulée par le président Emmanuel Macron - au nom de la communauté internationale, c’est à dire de la trentaine de bailleurs de fonds intéressés au sort du Liban - lors de ses déplacements à Beyrouth en août et septembre de l’années dernière : exigence de réformes profondes pour débloquer une aide internationale structurelle, venant notamment du FMI, nécessité pour cela d’un nouveau gouvernement, d’un gouvernement "d’hommes neufs", exécutant une "feuille de route" dans des délais contraints, aide à caractère humanitaire court-circuitant le régime. 

L’obstruction du système politique libanais a conduit à un sur place incroyable.

Où en est ce programme, en dehors du volet humanitaire ? Là aussi, l’obstruction du système politique libanais a conduit à un sur place incroyable : en fait "d’homme neuf" pour constituer un gouvernement de réforme, c’est d’abord à un second couteau, puis à Saad Hariri - déjà plusieurs fois premier ministre dans les années passées - qu’il a été fait appel pour constituer un nouveau gouvernement.

Après des mois de consultations, le leader sunnite n’est pas parvenu à surmonter l’intransigeance partisane du président Aoun (chrétien). Les désaccords portent sur la défense des intérêts claniques des différents courants confessionnels. Ces désaccords se retrouvent d’ailleurs à l’échelon infra-gouvernemental : de même que l’enquête judiciaire est bloquée parce qu’elle risquerait de mettre en cause principalement la responsabilité du Hezbollah et de ses associés, de même la négociation entre le FMI et la Banque Centrale a échoué car tel ou tel clan sunnite et l’entourage d’Aoun divergent sur l’"audit" de la Banque Centrale demandée par le FMI ; des comptes trop transparents risqueraient de faire apparaître là aussi des responsabilités plus que gênantes.

Pour succéder à Saad Hariri, qui a fini par jeter l’éponge, le parlement s’est mis d’accord le 26 juillet 2021 sur la personne de Najib Mikati, homme d’affaire richissime qui a lui aussi déjà occupé le poste de premier ministre (à deux reprises : en 2005, puis de 2011 à 2014). Il était en fait Premier Ministre lorsque le chargement de nitrate d’ammonium en provenance de Géorgie a été stocké dans le port de Beyrouth. C’est un fidèle de Bachar al-Assad ; ce sont des proches du tyran syrien qui avaient été les commanditaires de la cargaison de nitrate d’ammonium. Il se révèle d’ailleurs qu’une partie importante du stock aurait rejoint la Syrie au cours des années passées, vraisemblablement pour armer les barils de bombe déversés par le régime syrien sur les villes du pays. 

M. Mikati - véritable totem de l’establishment libanais - affiche son soutien au programme de réformes exigé par la communauté internationale mais en fait ses premières déclarations laissent entrevoir un autre objectif : la préparation des élections générales et présidentielles qui doivent avoir lieu l’année prochaine.

Quelle marge d’action pour la France ? 

Dans le débat libanais, les exigences de la communauté internationale sont connues comme "l’initiative française" puisque c’est effectivement la France et le président Emmanuel Macron qui, pour des raisons évidentes, se sont le plus engagés pour tenter de trouver une sortie de crise. 

La légitimité de "l'initiative française" n’est pratiquement pas contestée. Ses modalités font l’objet d’interrogations parmi les commentateurs qui souhaitent le plus son succès : le président de la République n’aurait-il pas dû taper encore plus fort lors de sa visite à à Beyrouth du 6 août 2020, en imposant un gouvernement de technocrates ? N’a-t-il pas fait trop de concessions au Hezbollah, par exemple lors de la mise au point d’une "feuille de route" l’été dernier, sur la question de la date des élections à venir ?

Les Français ne sont-ils pas ballotés entre une ligne d’attentes précises à l’égard d’une classe politique figée dans la défense de ses intérêts et une ligne misant au contraire sur le mécontentement populaire ? Comme on l’a déjà noté, le découragement semble gagner une grande partie de la population : la journée de deuil du 4 août 2021 ne s’est pas transformée en manifestations gigantesques contre la classe politique.

La journée de deuil du 4 août 2021 ne s’est pas transformée en manifestations gigantesques contre la classe politique.

Inversement, le rejet du système par la société civile, qui avait donné naissance à partir de 2019 à un puissant mouvement protestataire, reste plus présent que jamais. Peut-être les élections de 2022 - bien que verrouillées par le système confessionnel - donneront-elles à ce mouvement un minimum de traduction institutionnelle.

Dans l’immédiat, les autorités françaises paraissent amener à privilégier deux lignes d’action.

D’abord, maintenir leur stratégie : c’est le sens de la conférence du 4 août co-organisée avec les Nations-Unies. À cette occasion, le président a de nouveau mis en cause avec une netteté particulière l’irresponsabilité de dirigeants libanais qui semblent avoir fait le "pari du pourrissement". L’inconvénient de cette ligne réside dans l’engrenage qui risque de se produire entre un blocage prolongé de l’aide structurelle internationale, compte tenu de la procrastination de la classe dirigeante libanaise, et la nécessité en compensation d’accroître sans cesse la prise en charge de la dimension humanitaire du problème libanais. Les dirigeants libanais pourraient en outre bénéficier d’un ballon d’oxygène avec l’attribution non conditionnée de Droits de tirages spéciaux dans le cadre du programme FMI en réponse à la crise sanitaire mais cette facilité ne manquera pas de faire également l’objet de dissensions dans le système libanais.

L’autre ligne d’action pour Paris est de tenter de se donner davantage de leviers pour sortir de l’image "d’impuissance" que renvoie à ce stade son action au Liban. La France a ainsi obtenu de ses partenaires de l’Union européenne un "cadre juridique" - non sans difficulté compte tenu des objections hongroises et autrichiennes notamment - pour mettre en place des sanctions individuelles sur certains responsables libanais. Une autre leçon de la conférence du 4 août a été aussi un début de réengagement de l’administration américaine et d’autres acteurs - l’Arabie saoudite par exemple - envers la cause libanaise. On peut penser aussi que l’Iran et Israël ont intérêt à la stabilisation de la situation au Liban ; dans ce sens, les incidents récents à la frontière du Sud Liban ont rapidement cessé. D’ailleurs, la faillite libanaise a d’ores et déjà un effet désastreux sur l’économie de la Syrie - fleuron de l"’empire" de la République islamique dans la région.

Mais en parlant de stabilisation, on touche le fond du problème : un statu quo de surface pour sauvegarder les intérêts des dirigeants ne conduit-il pas à un effondrement du pays, avec des retombées régionales inévitables ? Les prochains mois seront pour la France et ses partenaires ceux de la poursuite d’un bras de fer avec les dirigeants libanais mais aussi de la recherche de nouvelles options stratégiques pour faire avancer leur projet de réforme de la gouvernance puis des institutions du pays du Cèdre.

 


Copyright : JOSEPH EID / AFP

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