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19/02/2019

Quand la rivalité Saudo-iranienne s’invite en Asie du Sud

Trois questions à Christophe Jaffrelot

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Quand la rivalité Saudo-iranienne s’invite en Asie du Sud
 Christophe Jaffrelot
Expert Associé - Démocratie et Populisme, Inde

Dans un contexte de rivalités croissantes entre l’Arabie saoudite et l’Iran d’une part, et l’Inde et le Pakistan d’autre part, deux axes - Arabie saoudite-Pakistan et Inde-Iran - semblent émerger. Alors que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane est en visite au Pakistan puis en Inde du 18 au 21 février, quel est l’état actuel des relations entre ces deux ensembles ? Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI Sciences Po / CNRS, nous livre son analyse.

Quel est l’impact de la rivalité Iran-Arabie saoudite sur la géopolitique de l'Asie du Sud ? 

Cette rivalité impacte surtout le Pakistan.Ce pays cherche à garder de bonnes relations avec l’Iran et l’Arabie saoudite pour des raisons évidentes. D’un côté, 

  • il a 900 km de frontière commune avec l’Iran ; 
  • il est pénétré de culture persane - la source principale de la civilisation islamique en Asie du sud ; 
  • il compte 20 % de Chiites qui sont déjà la cible des fondamentalistes sunnites et pourraient se radicaliser sous l’influence de l’Iran ; 
  • il craint que les Iraniens ne soutiennent les opposants à "ses" Talibans en Afghanistan et compliquent encore sa tâche dans ce dossier. 

D’un autre côté, le Pakistan est travaillé par les influences saoudiennes depuis la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan au cours de laquelle Riyad a commencé à soutenir les moudjahidines et leur réseau de madrassas sunnites militantes - un groupe de pression influent et proche de l’armée pakistanaise. En parallèle, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont "accueilli" un nombre considérable de migrants pakistanais qui envoient au pays des sommes considérables, indispensables à la survie économique du Pakistan. Surtout, l’Arabie saoudite vient en aide au Pakistan chaque fois que celui-ci connaît une crise financière, comme dans les années 1990… et aujourd’hui. Si Islamabad, dans ces conditions, cherche à rester en bons termes avec Téhéran et Riyad, cet exercice d’équilibriste est devenu très compliqué à mesure que l’Arabie saoudite a fait de l’Iran son ennemi public numéro un.

Le Pakistan développe-t-il une relation de dépendance envers l’Arabie saoudite ?

La dépendance du Pakistan vis-à-vis de l’Arabie saoudite est en train de prendre des proportions nouvelles. À peine Imran Khan est-il devenu Premier ministre à Islamabad au printemps dernier qu’il a dû consacrer sa première visite officielle à l’Arabie saoudite pour faire face à un besoin de financement évalué à 13 milliards de dollars. Les Saoudiens ont promis 6 milliards de dollars et les Émirats 3 milliards.

MBS veut aussi investir dans ce pays, au moment où les Chinois font de même [...] Il est évident que c’est pour lui un moyen de prendre encore davantage pied dans un pays qui aura, du coup, de plus en plus de mal à coopérer avec l’Iran.

Mais la visite de Mohammed ben Salmane (MBS), vient de montrer qu’il ne s’agissait pas seulement pour lui d’aider les Pakistanais à boucler leur budget : il veut aussi investir dans ce pays, au moment où les Chinois, via le CPEC (corridor économique Chine-Pakistan), une des composantes de la Belt and Road Initiative (BRI), font de même. Si les Chinois ont promis d’investir 56 milliards de dollars au Pakistan, MBS, lui, en annonce 20, principalement dans les infrastructures énergétiques (raffinerie, pétrochimie, etc). Il est évident que c’est pour lui un moyen de prendre encore davantage pied dans un pays qui aura, du coup, de plus en plus de mal à coopérer avec l’Iran. C’est peut-être aussi une façon de brancher l’économie saoudienne sur les grands projets chinois menés dans le cadre de la BRI.

Quelle que soit l’intention de MBS, la dépendance croissante du Pakistan vis-à-vis des Saoudiens hypothèque la souveraineté pakistanaise. En 2015, Islamabad avait refusé à Riyad de l’aider à mener la guerre au Yémen. Les Pakistanais pourront-ils encore dire non aux Saoudiens si la question leur est à nouveau posée de façon pressante ? Ce ne serait pas la première fois que les pays arabes font appel à des soldats pakistanais pour servir leurs intérêts : après tout, l’armée pakistanaise et son arsenal sont sans doute ce pour quoi le pays conserve une telle valeur aux yeux des pétro-monarchies.

L’Iran a-t-il une carte à jouer pour contourner la sortie des Etats-Unis de l’accord nucléaire (JCPOA) ?

On observe un rapprochement entre l’Iran et l’Inde qui se comprend en partie dans ces termes. Si cette dynamique s’explique par la collaboration entre l'Arabie saoudite et le Pakistan (voire la Chine) - sur le mode "l'ennemi de mon ennemi est mon ami" -, elle vient en effet aussi du fait que les Américains, malgré les sanctions imposées par l’administration Bush, ont accordé un régime de faveur à leurs amis indiens qui souhaitaient continuer à traiter avec les Iraniens.

Les Indiens ont donc obtenu, fin 2018, le droit de développer le port iranien de Chabahar, sous prétexte que c’est un point d’entrée propre à désenclaver l’Afghanistan (mais dont les Indiens espèrent bien se servir pour faire pendant au port que les Chinois ont créé à Gwadar à 72 km de Chabahar au Pakistan). Washington a fait bénéficier les Indiens d'une autre exception : ils peuvent importer du pétrole iranien, en tout cas jusqu’en mars prochain. On verra alors si cette entorse aux sanctions est reconduite, ce qui permettrait aux Iraniens de contourner le diktat américain et resserrerait encore les liens entre Téhéran et New Delhi.

Une telle escalade aurait naturellement des effets délétères sur la région, mais nous n’en sommes pas là !

Une complicité qui pourrait se matérialiser par des prises de position communes dans le dossier afghan (d’autant plus que Kaboul est très proche de ces deux capitales). Au-delà, l’Inde pourrait chercher à passer par l’Iran pour venir en aide aux séparatistes baloutches pakistanais et faire ainsi à son voisin ce que celui-ci est accusé de lui faire au Cachemire. L’Iran pourrait d’autant plus volontiers entrer dans le jeu des Indiens si les extrémistes sunnites basés au Pakistan continuaient à attaquer les forces de sécurité au Baloutchistan iranien. Une telle escalade aurait naturellement des effets délétères sur la région, mais nous n’en sommes pas là !

Copyright : AAMIR QURESHI / AFP

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