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04/03/2019

Printemps algérien : un combat pour la dignité

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Printemps algérien : un combat pour la dignité
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les étudiants algériens descendent en masse dans la rue à l'approche des élections. Le peuple hésite entre la révolte face à un régime totalement sclérosé et la crainte de revivre la guerre civile des années 1990.

"Ils ont pillé le pays. Ils nous ont méprisés. Ils nous ont bâillonnés. Ils doivent rendre des comptes", clament les étudiants. "Attention au scénario syrien, cela commence avec des roses, cela se termine dans le sang", leur répond le Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia.

Ce qui est surprenant en Algérie, ce n'est pas que la jeunesse rejette le régime, c'est qu'elle ait attendu si longtemps pour le faire. À la veille des élections du 18 avril prochain, les Algériens sont partagés entre l'humiliation et la peur. Comment mettre fin au régime en place sans retomber dans la violence d'une guerre civile qui a fait au moins 200.000 morts dans les années 1990 ? Cette peur suffira-t-elle à calmer l'humiliation de tous ceux, étudiants en tête qui ont pris le risque de descendre dans les rues pour dénoncer une mascarade qui serait bouffonne, si elle n'était tragique.

"Le scénario syrien"

Pour ajouter la peur à la peur, le régime algérien évoque désormais le scénario syrien. Le quatrième mandat, de 2014 à 2019, du président Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, était déjà celui de trop. Que dire d'un cinquième qui serait tout simplement une insulte au bon sens et à la raison ?

On retrouve un pays qui est paralysé par la peur du retour d'une guerre civile, particulièrement longue et sanglante.

Pour la première fois, les clans qui se divisent le pouvoir et ses prébendes (l'argent des hydrocarbures) sont réellement inquiets. Incapables de s'être mis d'accord sur un candidat de compromis pour succéder à l'homme si manifestement inapte à exercer le pouvoir depuis son accident de santé de 2013, ils se sont résignés à prendre le risque d'un ridicule qui, dans ce cas d'espèce, pourrait se révéler mortel à terme pour le régime algérien.

La comparaison avec l'Espagne à la fin du régime de Franco au milieu des années 1970 vient doublement à l'esprit. Dans les deux cas, on trouve un homme plus mort que vivant, que l'on cherche désespérément à maintenir artificiellement en vie le plus longtemps possible, et un pays qui est paralysé par la peur du retour d'une guerre civile, particulièrement longue et sanglante.

Sclérose totale

La Guerre est finie. Le titre d'un très beau film d'Alain Resnais s'appliquera-t-il avec autant de justesse à la situation de l'Algérie d'aujourd'hui qu'à celle de l'Espagne d'hier ? C'est la question essentielle. Pendant plus de vingt ans, les images de la guerre civile algérienne sont venues hanter l'imaginaire de ses voisins marocain et tunisien et ont agi de fait comme une forme de dissuasion stabilisatrice."Nous ne sommes peut-être pas satisfaits de nos dirigeants, mais nous ne voulons pas prendre le risque de sombrer dans une violence à l'algérienne", les entendait-on dire souvent.

Aujourd'hui, ce sont les Algériens eux-mêmes qui se posent cette question et semblent prêts à franchir le pas. Trop, c'est trop. La sclérose totale du régime explique cette évolution. Pour le dire autrement, trop d'humiliation fait oublier la peur. Heureusement, mais cela peut rendre la situation plus difficile encore à gérer pour le régime, la contestation est venue des universités et non pas des mosquées, des frustrés de la liberté et pas des tenants du fondamentalisme.

Un pays jeune représenté par un vieillard

De fait les Algériens ont déjà commencé à voter, pas dans les urnes, mais avec leurs pieds. En 2017-2018 des Algériens en grand nombre ont demandé des visas pour aller vivre en France. Puisqu'il leur est impossible de changer le régime, il leur faut se résigner à changer de pays. L'Algérie à ce rythme manquera cruellement de médecins, d'avocats, d'enseignants, parce que ce sont souvent les plus éduqués qui partent.

Comment ne pas penser, au vu des derniers événements, à ce film réalisé en 1965, par le cinéaste italien Gillo Pontecorvo, La Bataille d'Alger. Il s'agissait d'une oeuvre engagée qui prenait le point de vue du FLN (Front de libération nationale) et qui fut initialement interdite en France. Les combattants du FLN toujours en vie, qui s'étaient engagés dans une guerre si cruelle, ne se sentent-ils pas humiliés par les images de cette jeunesse qui se battait hier pour son indépendance et qui le fait aujourd'hui pour sa dignité ? Comment un si jeune pays dans tous les sens du terme - entre la date d'accès à son indépendance et la composition de sa population - peut-il se résigner à être représenté par un vieillard impotent ?

La position de la France est délicate. La géographie fait que nous sommes les plus concernés par une éventuelle déstabilisation de l'Algérie. Ne sommes-nous pas ses voisins les plus proches de l'autre côté de la Méditerranée ? Mais l'histoire fait que nous devons nous prononcer avec la plus grande prudence. Les cicatrices du passé tenues ouvertes par un pouvoir algérien en quête de légitimité et des franges de la population française toujours dominées par la nostalgie, sinon l'amertume, constituent une forme de contrainte indépassable.

Les Algériens ont déjà commencé à voter, pas dans les urnes, mais avec leurs pieds [...] puisqu'il leur est impossible de changer le régime, il leur faut se résigner à changer de pays.

Hier, nous avons voulu faire le bien des Algériens sans eux, aujourd'hui, nous nous abstenons presque de leur dire ce qui est visiblement mauvais pour eux. Comment concilier franchise et respect, trouver un langage de vérité tel qu'il peut, tel qu'il doit en exister entre parties égales ? La réponse est loin d'être simple.

La nouvelle question algérienne doit être replacée dans la problématique plus vaste du traitement des régimes autoritaires. Il y a quelques jours se tenait au Caire un sommet arabo-européen. Les participants ont, sans la moindre hésitation, semble-t-il, apporté leur soutien au régime du maréchal Abdel Fattah Al Sissi. L'Egypte est la clef de la stabilité de la région. Au moment où le califat autoproclamé de Daech connaît ses dernières heures, on ne peut prendre le risque de voir l'"empire du Milieu du monde arabe" être déstabilisé par les mouvements fondamentalistes.

L'Algérie n'est pas l'Egypte. Sa société civile est à bien des égards plus libre et plus ouverte, sa presse moins totalement bâillonnée. La menace qui pèse sur le régime n'est pas, ou pas prioritairement, islamiste. Plus peuplée, plus riche aussi que ses voisins tunisien ou marocain, l'Algérie ne peut, sans risque pour elle et son environnement régional, faire le pari de la fermeture éternelle.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 01/03)

Copyright : STRINGER / AFP

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