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26/11/2018

Pourquoi le tandem franco-allemand reste central pour l'Europe

Pourquoi le tandem franco-allemand reste central pour l'Europe
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Malgré leurs fragilités politiques internes, L'Europe a besoin d'une France et d'une Allemagne fortes pour éviter de voir la "fin de l'histoire" des années 1990 se transformer en "fin de l'espoir" de l'Union.

Alors que le Royaume-Uni se prépare de manière chaotique à quitter l'Union, et que l'Italie et la Pologne s'éloignent des valeurs européennes, le couple franco-allemand est - ne serait-ce que par défaut - toujours plus indispensable. Sur qui d'autre compter en effet ? L'Espagne a fait des pas incontestables dans la bonne direction, mais elle n'a pas la masse critique pour faire bouger les choses, d'autant moins qu'elle demeure absorbée par le problème catalan. Les autres pays européens n'ont pas les moyens, ni sans doute l'ambition de jouer un rôle moteur. La nature a horreur du vide, l'Europe aussi.

Mais si la relation entre Berlin et Paris est plus essentielle que jamais, elle est aussi plus fragile, compte tenu de l'affaiblissement du pouvoir dans les deux pays. Pendant des décennies, le couple franco-allemand, porté par un esprit de réconciliation incarné par des duos symboliques, De Gaulle-Adenauer, Giscard d'Estaing-Schmidt, Mitterrand-Kohl, faisait "fonctionner" et avancer l'Europe. Les "autres" membres de l'Union pouvaient de temps à autre exprimer leur frustration devant ce qu'ils considéraient parfois comme un diktat. Mais la croissance économique d'un côté et la menace soviétique de l'autre les incitaient à dépasser leurs sautes d'humeur.

Le retour du tragique de l'Histoire

Les choses ont commencé à changer, lorsque l'Allemagne est devenue une avec la réunification et l'Union "multiple" avec l'élargissement. Il est plus facile à deux Etats d'imposer leurs vues à un club de six à quinze membres qu'à un groupe de vingt-huit (27 demain) qui a du mal à créer une culture commune. Et puis l'équilibre de déséquilibre qui existait entre une Allemagne plus dynamique et prospère économiquement et une France plus centrale politiquement et stratégiquement s'était atténué avec les années. Avec la disparition de l'URSS, et leur propre réunification pacifique, les Allemands avaient le sentiment que la "Fin de l'histoire" annoncée par Francis Fukuyama confirmait la justesse de leurs choix.

La relation entre Berlin et Paris est plus essentielle que jamais, elle est aussi plus fragile, compte tenu de l'affaiblissement du pouvoir dans les deux pays.

Si la puissance économique était devenue plus importante que la puissance militaire, le soft power de Berlin, porté par des dirigeants rassurants et bénéficiant de la longévité de leur pouvoir, ne pouvait que l'emporter sur le "hard power" de la France, incarné par des présidents contestés par leurs électeurs. Cette vision s'est progressivement modifiée à partir du 11 septembre 2001, mais sans que l'Allemagne ne tire toutes les conséquences en matière budgétaire du retour du "tragique de l'Histoire".

Deux cultures différentes sur l'armée européenne

Au cours des derniers mois, la relation franco-allemande a connu des bouleversements, que l'on espérait pour le meilleur d'abord, que l'on commence à craindre pour le pire ensuite. Ce n'est pas que les deux pays se soient éloignés, c'est surtout qu'ils ne se rapprochent pas d'abord, et qu'ils se sont politiquement affaiblis chacun de leur côté ensuite. Le taux de chômage de l'Allemagne qui oscille autour de 3,4 % contraste toujours de manière insolente avec celui de la France, qui semble se maintenir structurellement autour de 9 %.

A l'inverse sur le plan géopolitique, l'Histoire, après avoir semblé donner raison à Berlin, tend à basculer du côté de Paris. Les considérations géopolitiques ont retrouvé leur priorité. Ce ne sont pas avec des exportations brillantes et des excédents budgétaires spectaculaires que l'on répond aux défis stratégiques. Au moment où l'Amérique combine explosion nationaliste et tentation isolationniste, les "cartes de Paris" sont plus adaptées sans doute que celles de Berlin. La France et l'Allemagne peuvent parler d'une même voix, ou presque, de défense ou d'armée européenne, en réalité leurs "cultures" sur ce plan restent profondément différentes. La France souffre de n'être plus la grande nation, l'Allemagne a encore peur de redevenir la trop grande puissance.

La France et l'Allemagne peuvent parler d'une même voix, ou presque, de défense ou d'armée européenne, en réalité leurs "cultures" sur ce plan restent profondément différentes.

On retrouve aujourd'hui sous une forme et un vocable autres, ce qui constitua une différence fondamentale dans l'approche des deux pays à l'égard de l'Europe. Pour Paris, l'Europe était la carte qui permettait à notre pays de rester lui-même par d'autres moyens, autrement dit un outil de puissance et d'influence. Pour Bonn, puis Berlin au contraire, l'Europe était un instrument de contrôle, sinon d'auto-contrôle de l'Allemagne.

Une décadence compétitive

Le dépassement de cette disparité fondamentale dans nos approches respectives de l'Europe est rendu plus difficile encore du fait de l'affaiblissement des élites politiques au pouvoir des deux côtés du Rhin. Angela Merkel n'est plus ce qu'elle était et Emmanuel Macron n'est peut-être pas en train de devenir ce que l'on espérait qu'il devienne. Son élection surprise en 2017 avait semblé préparer un rééquilibrage nécessaire entre les deux pays. Ce n'est pas qu'il y avait trop d'Allemagne, il n'y avait pas assez de France et ce peut-être depuis au moins 1995 et la fin de la présidence Mitterrand. A la fin des années 1980, Pierre Hassner décrivait la relation Etats-Unis/URSS comme un processus de décadence compétitive entre les deux pays. On serait tenté d'appliquer la formule aujourd'hui à la relation politique entre la France et l'Allemagne. Avec cependant une différence majeure. Nous ne sommes pas dans un jeu à somme nulle. La faiblesse de Berlin constitue un handicap pour Paris et vice-versa.

Peut-on être ambitieux pour l'Europe, rallier une majorité de ses concitoyens derrière soi, lorsque l'on est profondément contesté dans son propre pays ?

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la réponse est "oui", fondamentalement "oui". Les Européens n'aiment peut-être pas, peut-être plus l'Europe, ils n'en sont pas moins conscients que, dans un monde toujours plus dangereux, ils ont besoin d'Europe. Pour peu, bien sûr, qu'ils aient le sentiment d'être protégés par elle. Il ne faudrait pas qu'au rêve de "Fin de l'Histoire" des années 1990, succède en 2019 la hantise de "la Fin de l'Espoir", c'est-à-dire le crépuscule du projet européen.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 25/11/18).

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