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19/04/2019

Pourquoi l'Allemagne doit s'investir dans la défense européenne

Pourquoi l'Allemagne doit s'investir dans la défense européenne
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne n'envisage sa sécurité que par l'intermédiaire de l'Otan. À l'heure de Trump et du Brexit, elle doit au contraire privilégier une vision européenne de la défense.

"Le problème de l'Europe aujourd'hui, c'est l'Allemagne." L'ancien ministre des Affaires étrangères de la République fédérale, Joschka Fisher, ne mâche pas ses mots. Il aurait pu parler du Brexit, de la montée des populismes, de la tentation isolationniste des Etats-Unis, sans oublier le réchauffement de la planète. Mais il privilégie la responsabilité de son pays.

Pour lui, la réponse d'Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), nouvelle dirigeante de la CDU, aux "ambitions européennes" du président Macron était "un mélange d'incompétence et de petits calculs politiques". C'est précisément parce que la Grande-Bretagne se retire, que l'Amérique s'éloigne et que les populistes se rapprochent du pouvoir que l'Allemagne devrait exercer le rôle qui lui revient de facto, celui de leader de l'Europe. Cette responsabilité, elle ne peut l'assumer que conjointement avec la France. Il ne s'agit plus pour les deux pays, comme il y a plus de soixante-dix ans, de refermer les plaies de l'histoire, de s'assurer d'un "plus jamais ça". Il s'agit de répondre à la nouveauté des défis du présent, et plus encore à ceux du futur. Moins d'Amérique, plus de Chine et de Russie, cela devrait signifier plus d'Europe. Et plus d'Europe passe nécessairement par plus d'Allemagne et de France "ensemble".

Sagesse rétrospective

Or, aujourd'hui, le principal obstacle au développement de la relation franco-allemande est l'Allemagne avec son incapacité politique, sinon culturelle, à se projeter dans un rôle de leader responsable et global. Il est bien évident que l'Histoire est la principale explication de ce blocage. L'Allemagne est la mieux à même de dire aux électeurs européens qui sont tentés de voter pour les extrêmes : "Ne jouez pas avec le feu, voyez où ces dérives électorales nous ont menés ! Ne cherchez pas d'excuse aux populistes. Chaque citoyen sera responsable aux yeux de l'Histoire de son vote. N'oubliez jamais que l'Allemagne, et une grande partie de l'Europe, n'était plus qu'un champ de ruines en 1945."

Mais cette sagesse rétrospective, qui donne plus de poids aux avertissements de Berlin, constitue également une sorte de blocage ou d'autolimitation qui n'est nulle part plus visible qu'en matière de sécurité et de défense. Pour le bien comprendre, un rappel historique s'impose.

Le projet d'armée européenne peut être un complément utile, mais certainement pas un produit de substitution.

Dès 1963, au lendemain de la signature du traité de l'Elysée, la France du général de Gaulle dénonçait l'ambiguïté, sinon la duplicité, d'une Allemagne incapable de choisir entre l'Europe et l'Alliance atlantique. Konrad Adenauer, le chancelier de la République de Bonn, ne disait pas, comme Winston Churchill, que si son pays devait choisir "entre l'Europe et le grand large, il choisirait toujours le grand large". Mais il était clair qu'à ses yeux, le traité signé avec la France ne remettait nullement en cause l'attachement viscéral de l'Allemagne à l'Alliance atlantique et le fait qu'elle ne pouvait concevoir sa sécurité qu'à travers l'Otan.

À l'heure de Trump et du Brexit, tout a changé au niveau du contexte international, mais rien n'a changé dans la perception allemande de sa sécurité. Il suffit pour s'en convaincre de lire Sigmar Gabriel, l'ancien ministre SPD des Affaires étrangères d'Angela Merkel, ou d'écouter Joschka Fisher. Il n'existe pas pour eux d'alternative à l'Otan en matière de sécurité. Le projet d'armée européenne peut être un complément utile, mais certainement pas un produit de substitution. Et l'Allemagne ne doit rien faire qui puisse, directement ou indirectement, encourager l'Amérique à se retirer d'Europe.

Dépenser plus, sans doute beaucoup plus en matière de défense, c'est déjà apporter des réponses à l'état piteux dans certains domaines de l'armée allemande. C'est aussi démontrer à Washington les efforts et la bonne volonté de Berlin. De fait, aujourd'hui comme hier, il y a plus que des nuances entre les approches de Paris et de Berlin en matière de sécurité et de défense. Mettre l'accent, comme le fait l'Allemagne, sur l'importance et même le caractère incontournable de l'Otan ne correspond pas seulement à un principe de réalité. Il n'existe pas, tout simplement, ou pas encore, d'autre alternative sérieuse.

Ne pas oublier son histoire

Mais c'est aussi, pour Berlin, s'abriter derrière "une évidence" qui permet à l'Allemagne de ne pas se mettre en première ligne et de continuer à garder ainsi un profil bas. Paris et Berlin sont - avec des styles et des accents différents - fondamentalement d'accord sur la question du Brexit. Il ne faut pas surestimer le jeu de rôle auquel Paris et Berlin viennent de se livrer à Bruxelles sur le calendrier du "répit" accordé à Londres. La France comme l'Allemagne considèrent que dans l'après-Brexit il faudra tout faire pour maintenir la relation en matière de défense la plus étroite possible avec cet acteur incontournable pour l'Europe, et pas seulement pour l'Union européenne, qu'est sur ces questions la Grande-Bretagne.

Mais, en ce qui concerne la relation avec l'Otan, il existe, au sens musical du terme, des variations plus que significatives entre Berlin et Paris. La France de Macron a pu se livrer à une offensive de charme en direction de Donald Trump, au moment où l'Allemagne de Merkel gardait toutes ses distances. C'était, et c'est toujours, exactement l'inverse qui se produit en matière de relations avec l'Otan. Chaque pays reste fondamentalement fidèle à sa culture, à ses traditions, et plus encore à son histoire : de bon élève dans le cas de l'Allemagne, d'élève frondeur et indiscipliné dans celui de la France.

Ne pas oublier son histoire pour ne pas répéter les erreurs commises est une chose.

Ne pas oublier son histoire pour ne pas répéter les erreurs commises est une chose. Etre obsédé par elle au point d'en être paralysé ou obsessionnel en est une autre. La Hongrie, surtout depuis l'arrivée au pouvoir de Viktor Orban, n'arrive pas à "dépasser" la frustration du traité de Trianon qui, en 1920, la coupa d'une partie très importante de ses territoires. À un tout autre niveau, bien sûr, l'Allemagne ne saurait, elle non plus, s'abriter derrière un confortable sentiment de culpabilité qui, avec le temps, peut devenir lui-même coupable, en lui permettant de se soustraire indéfiniment à ses responsabilités.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 15/04/19).

Copyright : John MACDOUGALL / AFP

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