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07/04/2020

Pour que l’épreuve du Coronavirus ne débouche pas sur une crise de l’euro

Pour que l’épreuve du Coronavirus ne débouche pas sur une crise de l’euro
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie
 Lorenzo Codogno
Auteur
Professeur invité à l’Institut européen de la LSE

La pandémie Covid-19 balaye le monde entier. Dans la plupart des pays, les autorités ont dû imposer des mesures de confinement pour permettre aux infrastructures de santé de faire face et de sauver des vies. Bien qu’il soit trop tôt pour évaluer de façon précise l’impact économique de ces mesures, les estimations des économistes d’institutions privées et publiques suggèrent que le PIB de la zone euro pourrait tomber 10 % plus bas qu’il ne l’aurait été autrement, cette année. Au mieux, une reprise graduelle mais solide suivra, sa vigueur dépendant de l’efficacité des stratégies de sortie du confinement et de la résilience du tissu des entreprises durant la période de quarantaine.

Les déficits budgétaires vont se creuser fortement, cette année et les suivantes

Quelle que soit la forme de la reprise, les finances publiques accuseront un large manque à gagner. D’après nos premières estimations, la dette publique agrégée des pays de la zone euro pourrait augmenter de 10 % à 35 % du PIB, c’est à dire de 1 200 Mds à 4 200 Mds d’euros d’ici fin 2023, selon la durée et la profondeur de la récession, et le type de reprise qui suivra. Le gros des déficits viendra des stabilisateurs automatiques comme les pertes de recettes fiscales ou les dépenses d’assurance chômage, en sus de l’augmentation des dépenses destinées aux systèmes de santé. Les pays de l’union monétaire seront touchés de façon inégale, selon la durée et la rigueur du confinement, et donc, finalement de l’intensité du choc subi. Les conséquences pour les finances publiques seront également fortement dépendantes des positions de départ, avec des niveaux de dette publique brute allant de 49 % du PIB aux Pays-Bas à 135 % en Italie, en 2019.

D’après nos premières estimations, la dette publique agrégée des pays de la zone euro pourrait augmenter de 10 % à 35 % du PIB d’ici fin 2023.

Dès lors, deux questions se posent : comment les déficits publics seront financés – en clair, qui paiera – et comment éviter une crise de confiance en l’intégrité de la zone euro. Le second défi a été relevé par la Banque Centrale Européenne dans le passé, avec la possibilité d’interventions directes dans le marché, les OMT (Outright Monetary Transactions). Cet arme de dissuasion monétaire élaboré durant la crise de l’euro permet à la BCE d’agir comme prêteur en dernier ressort. Le "bazooka" OMT est prêt à être utilisé, a rappelé la BCE, et les marchés l’ont bien compris.

Qui paiera ? Quatre possibilités, en théorie du moins

Concernant le financement des déficits, le prix Nobel d’économie Jean Tirole a bien résumé les quatre options disponibles, dans un article publié le 1er avril par Les Echos :

  1. la répudation de la dette publique, les payeurs étant les créanciers ; 
  2. l’augmentation des impôts, à régler par les contribuables, soit directement soit en laissant l’inflation faire le travail plus insidieusement ; 
  3. la planche à billets, la Banque centrale s’engageant à acheter la dette des états sur le marché secondaire ;
  4. une forme d’emprunt mutualisé entre les États, pour laquelle plusieurs possibilités sont envisageables.

Ni le défaut ni l’augmentation des impôts ne sont acceptables

La première option doit être fermement rejetée car elle ne ferait qu’envenimer la situation. À court terme, une répudiation de dette mettrait les systèmes bancaires de la zone euro au bord de la faillite, et, même à très long terme, elle entraînerait une stigmatisation de l’État ayant fait défaut.

L’option 2 impliquerait une austérité budgétaire particulièrement mal venue si elle se produisait durant la récession, et doit donc être également rejetée. Des économistes comme Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman ont récemment proposé de lever un impôt ultra progressif, visant le centile le plus élevé dans la distribution des revenus, à l’échelle de l’Union européenne. Sans vouloir discuter des mérites d’une telle taxation pour réduire les inégalités, il faut admettre qu’elle relève plus du programme politique que de la recherche d’une solution concrète. Jusqu’à présent du moins, les politiques fiscales concernant les revenus sont du strict ressort des parlements nationaux, conformément au principe "pas de taxation sans représentation". La décision d’imposer les plus hauts revenus doit revenir aux peuples eux-mêmes lors des élections, et ne doit pas être introduite comme une solution technique pour alléger le fardeau de l’épidémie.

Le financement monétaire est garanti … mais pas pour toujours

Le concours de la banque centrale au financement des déficits est déjà acquis, à travers le programme d’urgence de la BCE, "PEEP" (Pandemic emergency purchase programme) d’au moins 750 Mds d’euros. La BCE a levé les restrictions des précédents programmes d’achat, comme la limite à 33 % de détention d’une ligne d’obligations donnée, de façon à opérer avec la plus grande flexibilité. En y ajoutant les programmes en cours, la BCE dispose d’une puissance de tir de 1 100 milliards d’euros. D’après nos estimations, le déficit budgétaire des pays de la zone euro pourrait augmenter d’un montant de cet ordre de grandeur. Pratiquement, la BCE a les moyens d’acheter les titres de dette des pays membres de façon à ce que les taux d’intérêt à long terme restent assez bas pour que les économies ne soient pas mises à mal, pour un certain temps. Mais combien de temps ?

Notons que la BCE et la Banque du Japon (BdJ), qui détient 50 % de l’encours de la dette publique japonaise, sont des institutions très différentes. Alors que la BdJ (ou la Réserve fédérale américaine) sont partie intégrante des administrations publiques japonaises (ou américaines), la BCE est détenue conjointement par les États membres, ce qui introduit des limites, floues il est vrai, à ses actions.

Bien sûr, on doit se souvenir qu’en matière de créativité, les banques centrales peuvent toujours créer la surprise : qui aurait pensé en 2005 que la BCE ferait passer la taille de son bilan de 1 000 milliards d’euros à 5 000 milliards aujourd’hui ? Il est cependant indéniable que la BCE ne pourrait pas monétiser ad libitum les dettes des États membres sans rencontrer de sérieux obstacles politiques, de l’intérieur comme de la part de certaines opinions publiques.

Qui aurait pensé en 2005 que la BCE ferait passer la taille de son bilan de 1 000 milliards d’euros à 5 000 milliards aujourd’hui ?

Tant que nous sommes dans l’œil du cyclone Covid-19, la BCE ne devrait pas avoir de difficulté à mettre en œuvre son programme d’achat. Mais une fois sortis de crise, les déficits budgétaires continueront à surplomber, et la BCE ne pourra pas nécessairement les financer. Par exemple, si l’inflation devait monter au-dessus de 2%, il lui serait difficile de justifier que ses achats de dette n’ont d’autres objectifs que monétaires. Le développement d’outils de mutualisation permettrait à la politique monétaire de revenir à son objectif premier, en rééquilibrant le dosage entre politiques monétaires et budgétaires sans pour autant impliquer des transferts de revenu. Si le financement monétaire est de facto une bonne réponse pour le court et moyen terme, à plus long terme, une forme de mutualisation ainsi qu’une capacité budgétaire au niveau de la zone euro et les actifs financiers de référence qui l’accompagneraient, seraient souhaitables.

Une approche à trois étages

Au moment où les dirigeants européens s’apprêtent à prendre d’importantes décision à leur prochain sommet, il est important de préciser la nature du défi à relever et comment les différents instruments peuvent être utilisés. La stratégie devrait comporter trois étages pour 1/ éviter une crise financière, 2/ limiter les dégâts économiques, 3/ soutenir la reprise économique une fois le choc passé.

Primum vivere deinde philosophari : il faut d’abord que la zone euro et les pays qui la composent veillent à survivre avant de discuter de leurs futures options. Une répétition de la crise de 2010-2011 doit à tout prix être conjurée. Certains pays sont entrés dans la crise avec des niveaux élevés de dette, d’autres non, mais il est de l’intérêt de tous d’éviter une crise financière. Pour cela, l’Italie et les autres pays périphériques devraient demander à bénéficier d’une ligne de crédit à conditions renforcées (ECCL) du Mécanisme Européen de Stabilité (ESM), dont les ressources disponibles d’élèvent à 410 Mds euros. L’Italie a une réticence compréhensible pour les conditions qui pourraient accompagner cette ligne de crédit, alors qu’elle est victime d’un choc dont elle ne peut être tenue pour responsable.

Il est donc nécessaire de réduire le stigmate associé à une ligne de crédit en procédant à une série de demandes et à une conditionnalité adaptée, par exemple que les dépenses ainsi permises soient strictement liées à la crise Covid-19. Ces lignes de crédit ne seraient pas nécessairement utilisées, mais elles autoriseraient la BCE, le cas échéant, à activer ses OMT. Bien que la puissance de feu de la BCE soit considérable, elle est limitée en ampleur et dans le temps -1 100 milliards d’euros d’ici la fin 2020.

La stratégie devrait comporter trois étages pour 1/ éviter une crise financière, 2/ limiter les dégâts économiques, 3/ soutenir la reprise économique une fois le choc passé.

La nuance peut paraître subtile, mais elle importe pour les marchés financiers. Selon les informations qui y circulent, la BCE pourrait avoir déjà utilisé de 5 à 10 % de son arsenal pour contenir les pressions vendeuses sur les marchés. Si la BCE disait clairement que ses interventions ne sont pas limitées, les tensions s’évanouiraient aussitôt. Ce qui souligne encore l’importance des OMT pour prévenir une tempête financière qui réactiverait la boucle infernale de défiance entre dette souveraine et banques des pays de la périphérie de la zone euro.

Le second étage de la stratégie devrait viser à augmenter la capacité des stabilisateurs automatiques nationaux, grâce à des fonds européens, tel qu’une assurance des systèmes d’indemnisation du chômage proposée par la Commission ou, tout simplement en facilitant un accroissement des dépenses publiques visant à protéger individus et entreprises d’une trop forte chute de la demande et d’un désorganisation du tissu productif. Des fonds européens sous forme de prêts à taux bas, et non pas de transferts, allègerait la poids de l’ajustement pour les pays les plus fragiles, et, du même coup, renforcerait la capacité des entreprises de l’ensemble de la zone à tenir durant la tempête. Des possibilités de mutualisation partielle et spécifique existent, comme le MES déjà cité, la Banque européenne d’investissement (EIB) ou le budget pluriannuel de l’Union, sans qu’il soit nécessaire de modifier les traités ou la gouvernance de la zone euro. Faire preuve de solidarité dans ces circonstances extrêmes ne doit évidemment pas être exclu, mais devrait rester du ressort du Conseil Européen, et ne pas impliquer de transfert de souveraineté.

Enfin, il va bien falloir penser à plus long terme, et s’accorder sur les moyens nécessaires à une reprise soutenue de la zone euro, ainsi qu’à un renforcement de sa croissance potentielle. Cela pourrait vraisemblablement inclure un plan d’investissement soutenu par des institutions communautaires, de façon à stimuler la reprise de la demande et à faciliter l’adaptation des entreprises.

Toute crise implique des changements et des opportunités. Celle-ci est une opportunité pour la zone euro d’avancer vers un stade ultérieur d’intégration économique et politique, non pas sous la pression de la crise, mais en laissant le temps aux débats démocratiques de se tenir et de décider.

 

 

 

 

Copyright : ANDY BUCHANAN / AFP

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