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25/11/2019

Pollution de l'air en Inde et en Chine : comment sortir du brouillard ?

Entretien croisé avec Mathieu Duchâtel et Christophe Jaffrelot

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Pollution de l'air en Inde et en Chine : comment sortir du brouillard ?
 Mathieu Duchâtel
Directeur des Études Internationales et Expert Résident
 Christophe Jaffrelot
Expert Associé - Inde, Démocratie et Populisme

Plus de 1000 microgrammes de particules fines par mètre cube d’air en 2013 à Pékin. Plus de 800 début novembre à New Delhi. Dès lors que l’OMS recommande de ne pas dépasser une concentration moyenne annuelle de 10 microgrammes, les chiffres appellent une réponse inévitable des pouvoirs publics. Ainsi, la question de la pollution de l’air n’est pas un défi propre à la Chine ou à l’Inde mais elle a atteint des proportions indéniablement plus élevées. Dans ce regard croisé, Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie, et Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Ceri-Sciences Po/CNRS, explorent donc les cas chinois et indiens.

Au regard des pics de pollution fréquents, et notamment celui de début novembre à New Delhi, quelle a été la réponse des autorités locales et nationales pour répondre à ce défi?

CHRISTOPHE JAFFRELOT

La question ne se limite pas à Delhi, même si elle y est plus aigüe. Depuis quelques années, la pollution atmosphérique est devenue un problème majeur en Inde, au point que le gouvernement a décidé de mesurer la concentration des particules fines dans l’air au moyen de 32 capteurs répartis sur tout le territoire et de créer un National Air Quality Index (qui est toutefois moins exigeant que les normes de l’Organisation Mondiale de la Santé).

Il s’agit non seulement d’un enjeu pour les transports publics, surtout lorsque les brouillards hivernaux créent un véritable "smog" forçant les compagnies aériennes à annuler des dizaines de vols, mais aussi et surtout d’un problème de santé publique. Dans ce pays où se trouvent 22 des 30 villes les plus polluées au monde, en 2017, d’après une étude parue dans The Lancet, ce fléau aurait déjà été à l’origine de 1,2 millions de décès prématurés, principalement d’enfants et de personnes âgées. C’est que le problème ne date pas d’hier : en 2014 déjà, l’OMS avait classé 13 villes de l’Inde parmi les 20 les plus polluées au monde. Aujourd’hui, on estime que 600 000 personnes décèdent chaque année prématurément en Inde du fait de la pollution atmosphérique, dont 35 000 à Delhi.

Au début du mois de novembre, l’ambassade américaine y a enregistré une concentration de 810 microgrammes de particules fines par mètre cube d’air, soit un taux 32 fois supérieur aux normes de l’OMS (ce qui revient à fumer 22 cigarettes par jour d’après certaines estimations). Les autorités tardant à réagir, la Cour suprême est intervenue. Elle a suspendu les chantiers de construction et le travail des carrières de la région ainsi que l’incinération des ordures, assortissant toute infraction à ces règles de lourdes amendes.

La réponse de l’État de Delhi, elle, a consisté à réintroduire (comme l’an dernier) la circulation alternée des véhicules de l’État, alors qu’il avait déjà appelé les Hindous qui célèbrent tous les ans les fêtes de Diwali à grand renforts de feux de Bengale à faire preuve de modération.

En 2014 déjà, l’OMS avait classé 13 villes de l’Inde parmi les 20 les plus polluées au monde.

Le gouvernement de Delhi a aussi demandé à ceux des États voisins, ruraux pour l’essentiel, de suspendre la culture sur brûlis. Tous les ans, en effet, les paysans brûlent les chaumes que laissent les récoltes pour pouvoir semer à nouveau. Il s’agit là de la principale cause de pollution atmosphérique.

Ces mesures et ces appels à la responsabilité des pollueurs n’ont pas eu beaucoup d’effet – on a d’ailleurs enregistré une augmentation des cultures sur brûlis au Punjab. D’où des réponses d’urgence, dont les plus significatives ont consisté à fermer les écoles et, pour les particuliers et les entreprises, à équiper bureaux, logements et voitures particulières de purificateurs d’air. Un bar où on peut faire le plein d’oxygène au moyen de bouteilles d’air comprimé a même ouvert – on peut y "consommer" pendant un quart d’heure à un tarif allant de 299 (heure creuse) à 499 roupies (heure d’affluence).

Si Delhi forme l’épicentre de ce qu’on appelle "l’airpocalypse", non seulement d’autres villes, coincées comme la capitale indienne sous l’arc himalayen (Lucknow, Faridabad, Kanpur, Varanasi, Agra etc.), battent également des records de pollution, mais c’est aussi le cas d’Ahmedabad, Pune, Hyderabad, Mumbai, Bangalore etc.    

Depuis le pic de pollution à Pékin en janvier 2013, comment les autorités chinoises ont-elles traité la crise de la qualité de l’air en Chine ?

MATHIEU DUCHÂTEL

Le plus spécifique au cas de Pékin, c’est le basculement d’une posture de déni à la déclaration soudaine d’une urgence nationale. L’exaspération de la frange la mieux informée de la population de la Chine du Nord et l’image internationale désastreuse que renvoie la pollution dans la capitale chinoise finissent par converger lors de l’épisode "airpocalypse" de janvier 2013. Les taux de polluants dans l’air sont alors très comparables aux mesures réalisées à New Delhi cet automne. À Pékin et dans la province du Hebei, qui concentre les industries lourdes, dont près de 25 % de la production nationale d’acier, la concentration de particules PM 2.5 dépasse 1000 μg/m3 à plusieurs reprises, et la moyenne stagne autour de 500 μg/m3, un niveau auquel les effets sur la santé des plus fragiles sont immédiats. L’air que l’on respire à Pékin a alors un goût de métal.

Les résidents de Pékin sont habitués aux successions de deux à trois jours d’épais brouillard toxique. Les vents du nord finissent toujours par le dissiper. Mais le pic de janvier 2013 frappe par son intensité, sa durée et son niveau de nuisance (annulations de centaines de vols par exemple). Avant cette crise, la pollution était traitée comme un autre dossier politique trop sensible sur lequel il valait mieux garder le silence pour éviter d’alarmer la population. Les médias chinois fermaient l’œil malgré le coût pour la santé publique, qui se compte en années d’espérance de vie et en cancers du poumon.

En 2013, le seul indicateur disponible pour les PM 2,5 est celui de l’ambassade des États-Unis, grâce au capteur qu’elle a installé sur son toit pour le prix d’une voiture. Accessibles sur le compte Twitter de l’ambassade et via des applications smartphones, les mesures exercent une pression forte sur les autorités chinoises en raison de la couverture médiatique internationale qu’elles génèrent, mais aussi de l’attention qu’elles créent au-delà de la communauté étrangère de Pékin auprès des résidents qui cherchent à s’informer.

La sortie du déni est brutale. Une fois la qualification du problème d’urgence nationale et l’annonce par le Premier Ministre Wen Jiabao, en mars 2014, d’une "guerre contre la pollution", l’État chinois redouble d’efforts, avec sa force de frappe, son efficacité et sa capacité à assumer des dommages collatéraux sévères sur les intérêts particuliers, mais en recherchant malgré tout un équilibre entre qualité de l’air et intérêts industriels. Un plan d’action national de 2013 assigne à la zone Pékin/Tianjin/Hebei l’objectif ambitieux d’une réduction de 25 % de leurs émissions annuelles de PM 2,5 à l’horizon 2017. Quant à Pékin, ses émissions doivent être contrôlées à un niveau inférieur à 60 μg/m3, un objectif qui demeure malgré tout très supérieur à la norme de l’OMS, 10 μg/m3.

Ces objectifs sont atteints, mais le problème de pollution demeure. En 2018, la moyenne annuelle à Pékin est de 58 μg/m3. Les pics sont plus espacés et moins violents mais n’ont pas entièrement disparus – 202 au 22 novembre 2019. Les problèmes avec d’autres polluants, comme l’ozone, restent graves. Mais les villes du Hebei étouffées par la pollution – Shijiazhuang, Tangshan, Handan, Baoding et Langfang – ont connu des réductions comparables.

Mais les villes du Hebei étouffées par la pollution – Shijiazhuang, Tangshan, Handan, Baoding et Langfang – ont connu des réductions comparables. La force des plans chinois a été d’agir simultanément sur les quatre principales sources d’émission de particules dangereuses : émissions automobiles, chauffage au charbon, industries polluantes (y compris dans l’énergie), mais aussi le secteur de la construction dans des espaces urbains en rapide transformation. Chacune fait l’objet de mesures spécifiques.

Les résidents de Pékin sont habitués aux successions de deux à trois jours d’épais brouillard toxique.

Un plan drastique vise le chauffage au charbon dans la périphérie de la capitale chinoise et la Chine accélère ses importations de gaz naturel – le coût humain est dans la perte d’accès au chauffage de certains foyers, et l’expulsion de migrants provinciaux hors de Pékin. Dans le domaine industriel, le gouvernement peut demander des réductions jusqu’à 50 % de la production d’acier, d’aluminium et de ciment pendant l’hiver 2016-2017.

Les politiques publiques introduites en Chine peuvent-elles être reproduites en Inde ou sont-elles contraintes à un cadre national spécifique?

MATHIEU DUCHÂTEL et CHRISTOPHE JAFFRELOT

Certaines des politiques appliquées en Chine sont bien sûr applicables en Inde. Certaines décisions ont déjà été prises dans ce sens depuis plusieurs années, grâce à l’intervention de la justice qui, dans ce domaine, est plus volontariste que les gouvernants, soucieux, eux, de ne pas indisposer les électeurs-conducteurs ou les paysans. La plupart des usines (notamment les centrales thermiques au charbon) de la région de Delhi ont été fermées ou délocalisées ; l’usage d’un carburant plus propre a été imposé à tous ; la traversée de Delhi a été interdite aux camions, etc…

Mais les ONG environnementalistes demandent davantage – à noter qu’elles sont les seules à monter au créneau en l’absence de "partis verts", alors que les partis politiques restent très discrets sur le sujet. Trois revendications majeures ont fait leur apparition : premièrement, une révision du India Air Act qui date de 1981 et qui n’est plus adapté, notamment parce qu’il ne prévoit aucun mécanisme d’urgence en cas de pic de pollution, ni ne sanctionne l’effet de la dégradation de la qualité de l’air sur la santé ; deuxièmement, l’arrêt des cultures sur brûlis, qui continuent (notamment au Punjab) en dépit des jugements rendus par les tribunaux. Le chef du gouvernement du Punjab couvre les infractions en demandant à l’État central de financer l’achat des machines que les paysans devraient utiliser pour ramasser les chaumes qu’à présent ils brûlent systématiquement ; et troisièmement, l’introduction de bus électriques, pour l’acquisition desquels les premiers appels d’offre viennent d’être passés. Ce dernier point nous ramène à la Chine car les bus en question pourraient bien venir de l’Empire du Milieu.

Les hypothèques que l’Inde doit lever pour faire vraiment bouger les lignes et être en accord avec le vibrant appel à l’action environnementale que le Premier ministre a lancé en septembre dernier lors du sommet des Nations Unies sur le climat sont de deux ordres : d’une part, il faut gonfler l’enveloppe budgétaire consacrée à la promotion d’un air plus pur au-delà des quelques 28 millions de dollars du National Clean Air Programme ; d’autre part, il faut pousser à se concerter les gouvernements du Punjab, de Delhi et de l’Inde qui sont chacun entre les mains d’un parti différent…

La comparaison Inde-Chine pose la question de l’équilibre le plus efficace entre force de frappe du pouvoir exécutif et contre-pouvoirs. La Chine a pu obtenir des résultats concrets en travaillant sur des cibles ambitieuses avec des méthodes autoritaires, mais aussi les abus classiques liés à la planification centralisée et aux objectifs définis en termes macro : le coût pour certains intérêts particuliers n’est pas pris en compte. L’efficacité administrative de la Chine repose aussi sur la menace de pénalités et d’amendes fortes. La Chine a malgré tout des faiblesses. Elle se prive des avantages de la liberté de la presse, d’une société civile active et d’une justice indépendante, qui sont essentielles pour contenir les abus de pouvoir et maintenir les pollueurs sous pression. L’Inde a bien des ressources spécifiques à puiser dans son système politique.

 

Copyright : Jewel SAMAD / AFP

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