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07/03/2019

Peut-on parler sereinement de l’immigration africaine ?

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Peut-on parler sereinement de l’immigration africaine ?
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Du 20 au 23 février dernier se tenait la 19ème édition du Forum de Bamako, ayant pour thématique “Immigration : quelle dynamique entre l’Europe et l’Afrique ?”. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) et auteur pour l’Institut Montaigne de la note Le défi démographique : mythes et réalités(2018), y a participé. Il revient pour nous sur les débats qui s’y sont tenus. 

Paru à la suite de la grande "vague" de migrants en provenance du Moyen-Orient des années 2015-2017, l’ouvrage de Stephen Smith La Ruée vers l’Europe a suscité un grand intérêt public et a été couronné de plusieurs prix.

Immédiatement critiqué par certains démographes, il a eu le mérite de susciter un débat sur une tendance structurelle : l’accélération de l’émigration depuis l’Afrique vers le Vieux continent. Car, d’une certaine manière, l’arbre moyen-oriental cachait la forêt africaine. Le flux des centaines de milliers de Syriens, Irakiens, Afghans ou Erythréens qui sont arrivés en Europe pour demander asile ou protection a masqué une tendance plus profonde et de long terme : celui qui découle de l’espoir de millions de jeunes Africains qui espèrent trouver une vie meilleure en Europe.

Sans entrer ici en profondeur dans le débat sur les chiffres – disons seulement que Smith et ses critiques utilisent des paramètres différents pour justifier leurs projections – on peut d’emblée dire que, sur l’immigration, ni le catastrophisme ni l’angélisme ne sont justifiés.

L’angélisme ? On le trouve d’abord chez ceux qui, révoltés non sans raison par l’attitude des Européens face au sort des migrants, affirment qu’il n’y a "pas de crise" car, "le solde migratoire européen est nul". Il est exact que le grand flux migratoire des années 2015-2017 est aujourd’hui presque tari. Mais le solde migratoire européen est très loin d’être nul. Il a été en moyenne, ces dix dernières années, compris entre 700 000 et 1 800 000 arrivées par an (dont la moitié "intra-communautaires"). Il n’est pas possible de balayer d’un revers de main la question migratoire, sauf à prendre le risque d’un soulèvement populiste dont nous n’aurions vécu jusqu’à présent que les prémices. Il faut comprendre la situation de "double peine démographique" dans laquelle l’Europe se trouve aujourd’hui : sait-on que sur les onze pays au monde appelés à perdre plus de 15 % de leur population d’ici 2050, dix se trouvent sur le continent européen ?

Il n’y a pas de "ruée vers l’Europe" en vue, seulement un phénomène structurel et de longue durée, assez lent.

Le catastrophisme ? Il est encore plus répandu, notamment sur l’Afrique. Mais il n’y a pas de "ruée vers l’Europe" en vue, seulement un phénomène structurel et de longue durée, assez lent. On reste pantois devant certains chiffres agités au doigt mouillé en France : il est aujourd’hui de bon ton d’avancer que si "seulement" 1 % des deux milliards d’Africains (chiffre qui sera atteint vers 2035) émigraient hors du continent chaque décennie, cela voudrait dire que vingt millions d’entre eux tenteraient l’aventure chaque année.

Sauf que le flux d’émigration extracontinentale africaine – y compris illégale – est évaluée aujourd’hui à moins d’un million par an, soit quelque 0,08 % de la population. Pourquoi donc cette propension à l’émigration serait-elle multipliée par plus de dix alors même qu’une partie du continent offrira à ce moment davantage d’opportunités de travail que ce n’est le cas aujourd’hui ?

Force est de constater que le débat sur cette question sensible peut parfois être plus serein de l’autre côté de la Méditerranée. Le forum annuel de Bamako, organisé par la fondation du même nom, était, cette année, consacré à la question migratoire, dans toutes ses dimensions – humaine, économique, sociétale, sécuritaire. Cette rencontre a prouvé qu’un dialogue euro-africain rationnel et sans emportements de part et d’autre était possible.

Lorsque l’on approfondit le sujet de la migration africaine, quelques conclusions provisoires viennent à l’esprit.

  • Les catégories traditionnelles de "pays d’émigration", "pays de transit" et "pays d’accueil" n’ont plus beaucoup de sens. Le Maroc, par exemple, appartient désormais aux trois catégories. Et l’immigration est autant une question pour l’Afrique du nord qu’elle l’est pour l’Europe. Le Niger est devenu un hub majeur de migration, et nombre de ceux qui souhaitent transiter par le pays finissent par y rester.
     
  • Le désir d’émigrer varie considérablement selon les pays africains : en Afrique de l’Ouest, il est par exemple très fort au Nigéria. Quant aux motivations, elles sont presque toujours (hors zone de conflit ouvert) déterminées par le souhait de trouver un emploi, ou d’envoyer un revenu au pays d’origine. L’attractivité des pays européens n’est pas déterminée par le degré de protection sociale qu’ils offrent. Par ailleurs, l’émigration africaine est de plus en plus féminisée et de plus en plus qualifiée.
     
  • Ceux des Africains qui souhaitent émigrer tentent en priorité leur chance dans les villes, puis dans les pays voisins (notamment en Afrique de l’ouest), puis seulement, et s’ils réussissent à en trouver les moyens, au-delà du continent. L’Afrique émigre ainsi assez peu hors du continent. Mais elle le fait de plus en plus : tant le nombre que la proportion des migrants quittant le continent sont en augmentation. Elle représente aujourd’hui, pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne, un tiers des migrants.
     
  • La migration africaine vers les pays développés (OCDE) est, jusqu’à présent, essentiellement maghrébine (41,7 % des migrants en 2015). Mais notre continent n’est plus prioritaire : il ne représente plus aujourd’hui que de 35 % de la migration vers ces mêmes pays.
     
  • Il n’y a pas de lien entre immigration illégale (ou demande d’asile) et risque de terrorisme. En Europe ou aux Etats-Unis, la quasi-totalité des actes terroristes sont commis par des ressortissants nationaux, ou par des personnes ayant immigré légalement. En revanche, force est de constater que la perception d’un risque d’insécurité personnelle, bien que souvent surévalué, n’est pas totalement infondée : en Allemagne, l’incident de Cologne (une série d’agressions sexuelles le soir de Noël 2016) a suscité un traumatisme profond ; en Italie, les activités des réseaux criminels nigérians en Italie n’ont pas été pour rien dans le vote nationaliste de mars 2018 ; en France, les Africains représentent 9 % des crimes et délits (chiffres de juin 2018 du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure) alors qu’ils ne représentent que 3 % de la population.

Que faire ? "Fermeture impossible, ouverture improbable", pourrait-on dire à propos des frontières de l’Europe. Tous les experts du sujet savent qu’il est illusoire d’espérer se barricader totalement et que l’immigration zéro, à supposer qu’elle soit souhaitable, n’existe pas. Il est tout autant illusoire d’attendre une évolution significative des opinions dans ce domaine à court et moyen termes : rationnelle ou non, la crainte de l’immigration – actuellement première (38 % en 2018) préoccupation des Européens selon les sondages – est probablement là pour longtemps.

Tous les experts du sujet savent qu’il est illusoire d’espérer se barricader totalement et que l’immigration zéro, à supposer qu’elle soit souhaitable, n’existe pas.

Un débat sain sur les politiques migratoires implique de se méfier des simplifications et des solutions toutes faites. Il passe d’abord par un diagnostic clinique. Il faut clarifier les chiffres actuels et s’entendre sur les présupposés qui déterminent les projections. Il importe ensuite de distinguer les problèmes : les questions de l’asile, de l’immigration (gestion des "flux"), et de l’intégration (gestion du "stock") doivent être traitées séparément.

Il passe ensuite par une méfiance vis-à-vis des idées toutes faites sur le sujet :

  • Ce n’est pas le désespoir, mais l’espoir qui suscite l’émigration. Stephen Smith rappelle à juste titre ce que savent depuis longtemps les économistes : le développement accélère – dans un premier temps seulement – la propension à migrer en accroissant le revenu disponible à cet effet. Et le phénomène s’auto-entretient du fait des importants transferts de fonds qui s’effectuent vers le pays d’origine, ainsi que des récits souvent enjolivés de ceux qui "retournent au pays".
     
  • Le regroupement familial n’est que rarement responsable de l’accroissement de l’immigration. Ce fut le cas en Belgique dans les années 2000 du fait d’un assouplissement des critères. Mais en moyenne, il ne représente que 30 % de l’immigration annuelle en Europe.
     
  • La fermeture des frontières peut être contreproductive : d’abord parce qu’elle transforme l’immigration légale et temporaire (migration "circulaire") en un flux clandestin et de longue durée ; ensuite parce qu’elle peut renforcer le sentiment que les pays riches sont un "eldorado".
     
  • À l’inverse, souligner que "la migration est un droit humain" ou que celle-ci peut être économiquement bénéfique aux pays d’accueil (question complexe sur laquelle les simplifications n’ont pas lieu d’être) n’a quasiment aucun impact positif sur les populations des pays d’accueil et peut même être contreproductif. On a pu le constater à propos de la signature du Pacte de Marrakech, qui a suscité une véritable levée de boucliers en Europe.

Il existe en revanche un point qui devrait recueillir les suffrages de toutes parts : l’urgence d’une réforme du droit d’asile, comme récemment proposé par l’Institut Montaigne et la Fondation Terra Nova. De l’avis général, le règlement dit de Dublin III , qui gouverne actuellement les règles européennes en la matière, est une catastrophe : tous ceux qui souhaitent réconcilier les principes humanitaires et la maîtrise des flux migratoires devraient en faire une priorité.

 

Copyright : ALAIN JOCARD / AFP

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