Donald Trump lui-même, il est vrai, s’est toujours rangé dans l’école de l’abandon du combat, pour des raisons évidentes de respect de ses promesses électorales (retrait de toutes les opérations sur des théâtres extérieurs). Il l’avait montré une première fois le 20 décembre de l’année dernière, en décidant, déjà à la suite d’une conversation avec le Président Erdogan, un retrait complet des forces américaines de Syrie. Il s’était cependant laissé convaincre par ses alliés républicains du Congrès et par ses propres collaborateurs de laisser sur place une force résiduelle. Cet été, un compromis avait de surcroît été trouvé entre Turcs et Américains sur une "zone de sécurité" limitée, en territoire syrien, comportant des patrouilles turco-américaines communes – de nature donc à réduire les frustrations turques.
C’est tout cela qui s’est trouvé emporté en quelques jours en ce début octobre 2019. Le 6, dans une conversation téléphonique avec M. Erdogan, M. Trump donne son feu vert à une offensive turque contre le Nord-Est syrien. Il ordonne le repli des forces spéciales américaines stationnées à la frontière. L’armée turque commence le 9 à bombarder les positions kurdes et à pénétrer dans le Nord-Est syrien dans des régions de peuplement arabe (les villes de Tall Abyad et de Ras al-Aïn). Comme c’est maintenant le modus operandi dans le région, les bombardements n’épargnent pas les populations civiles, des centaines de familles fuient, l’armée turque déploie des milices arabes regroupés sous le nom d’Armée nationale syrienne, qui ne représentent guère plus que des bandes de mercenaires. Ces supplétifs s’emploient aussitôt à commettre des exactions et des assassinats.
La défaite de l’Occident
On peut imaginer pendant 48 heures que l’abandon ignominieux des Kurdes par Washington ne serait pas total. Mais le scénario d’un moindre mal – non-franchissement par les Turcs d’une ligne à 30 kilomètres de la frontière, maintien de la protection occidentale vis-à-vis des Kurdes dans le reste du territoire - est également très vite balayé. Le 13, la Maison-Blanche et le secrétaire d’Etat à la Défense, constatant que les assaillants s’en prenaient aux lignes de communication et même à des positions des forces spéciales américaines, annoncent un rappel complet de ces dernières. Le lendemain, le PYD, tout en sollicitant la protection des Russes, fait appel à Bachar el-Assad pour que ses forces viennent prendre position dans certaines villes qu’il contrôlait jusqu’ici. Un accord est conclu, sous les auspices de la Russie, "invitant" les combattants des FDS à intégrer les rangs du Vème corps d’armée syrien qui regroupe les miliciens ralliés au régime.
Dans ces conditions, les Occidentaux n’ont pas seulement perdu une série de batailles en Syrie, ils ont désormais perdu la guerre. Leur défaite, déjà largement entamée, est consommée. Une photo proprement incroyable montre des véhicules de l’armée syrienne croisant des véhicules de l’armée américaine sur une route conduisant à Kobané. Le principal bénéficiaire pour l’instant (la suite peut encore réserver des surprises) de ce qui vient de se passer n’est autre que le régime de Bachar el-Assad - et peut-être Daech, qui ne peut que profiter du chaos ambiant.
Le comble du surréalisme est cependant atteint par les déclarations de Donald Trump accusant le PYD de trahison, puisqu’il s’est soumis à Assad. Ou encore dans ses menaces d’infliger à la Turquie les pires sanctions économiques pour l’inciter à "ne pas aller trop loin". Sur ce dernier point, il promet de travailler avec le Congrès, car la politique intérieure ne perd jamais ses droits (l’offensive turque et l’assentiment de Trump résultent d’ailleurs en grande partie de motifs de politique intérieure). "Fin des guerres sans fin"tweete triomphalement le Président américain. De son fait, un air de déroute morale et d’hystérie indigne flotte à Washington autour d’une défaite stratégique qu’il a pourtant lui-même programmée.
Les nouveaux autoritaires : grands gagnants du chaos syrien
L’image d’une défaite de l’Occident peut paraître excessive depuis Paris, Bruxelles ou Washington. C’est pourtant celle qui imprègne les réactions des différents acteurs au Proche-Orient. Un remarquable article de Martin Chulov, écrit le 14 octobre depuis le Nord-Est syrien pour le Guardian, en porte témoignage. "Le transfert du pouvoir auquel on assiste est celui entre les Kurdes et le régime d’Assad, mais le vrai transfert de pouvoir a lieu entre les Etats-Unis, lesquels, 16 ans après l’invasion de l’Irak, se retirent de la région, et la Russie, dont la présence et l’influence sont maintenant cimentées". Il se trouve que M. Poutine est accueilli, les 14 et 15 octobre, avec les plus grands égards, en Arabie saoudite et dans les Emirats arabes unis. Le signataire de cet article se trouvait ces derniers jours à Abou Dabi, pour le sommet du Beyrouth Institute, qui réunit un certain nombre de responsables du Proche-Orient.
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