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10/09/2018

Non, l'Allemagne n'est pas un pays "normal"

Non, l'Allemagne n'est pas un pays
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les manifestations haineuses de Chemnitz sont vues par certains comme une "normalisation" de l'Allemagne, qui découvre après d'autres le discours populiste. Mais une dérive de l'Allemagne serait un séisme pour l'Europe.

En cette journée de fin octobre 1989 à Berlin, la température était douce. Assis au balcon de ma chambre d'hôtel, à l'ouest de la ville mais non loin du Mur, j'entendais distinctement le piétinement d'une foule en marche qui répétait en boucle les mots : "Wir sind ein Volk" ("Nous sommes un peuple").

Ce sont ces mêmes mots qui sont repris aujourd'hui par les manifestants d'extrême droite dans la ville de Chemnitz, non loin de Dresde. Hier, dans ce qui était encore la République démocratique allemande (la RDA), nationalisme et amour de la liberté allaient de pair. Aujourd'hui, à l'est de l'Allemagne le nationalisme s'accompagne d'un discours de haine et d'exclusion.

Les optimistes ou les cyniques se rassurent en se réjouissant presque que l'Allemagne soit pleinement redevenue un pays "normal". Après avoir accueilli sur son sol plus d'un million de migrants dans la seule année 2015, comment pourrait-il en être autrement ? Ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, ont une vision plus cyclique ou plus tragique de l'histoire, considèrent à l'inverse, que l'Allemagne, compte tenu de son passé, mais plus encore du fait de sa centralité économique et politique, ne peut redevenir un Etat "normal". Surtout si par normalité on entend aujourd'hui l'expression décomplexée et violente du racisme et de la xénophobie. La chancelière d'Allemagne Angela Merkel semble épuisée, sinon découragée devant ce déferlement de haine auquel elle ne s'attendait pas. En 2015, fille de pasteur, elle n'avait fait que suivre son instinct moral. Un instinct décuplé par une volonté de "rattrapage historique".

La banalité du mal

Toutes proportions gardées, une dérive de l'Allemagne aujourd'hui serait pour l'Europe l'équivalent de ce que représente la dérive des Etats-Unis pour l'ensemble du monde occidental : un tremblement de terre. Comment l'Europe pourrait-elle donner des leçons de morale et de rationalité à l'Amérique et au monde, si "au coeur du coeur", le meilleur élève de la classe retombait, ne serait-ce qu'à la marge, dans la banalité du mal ?

En voyant les images de Chemnitz tourner en boucle sur les chaînes d'information, il me revient en mémoire, le débat que j'ai eu avec Elie Wiesel dans la presse allemande et internationale quelque jours après la chute du mur de Berlin . "Je crains ce qu'il y a derrière le Mur", écrivait-il. "Ce petit bout du Mur que j'ai ramené de Berlin et qui trône fièrement sur mon bureau est le symbole de la réconciliation entre mes trois identités : française, européenne et juive", avais-je eu l'audace de lui répondre. Aurait-il eu raison dans son pessimisme historique nourri de ses souffrances ? Aurais-je eu tort, aveuglé comme je pouvais l'être, par ma volonté de tourner la page du passé, pour en écrire d'autres qui soient plus belles et plus porteuses de réconciliation et d'espoir ?

En cette fin d'été 2018, à l'est de l'Allemagne, à en croire les sondages, près d'un quart de la population se sent proche des discours de l'extrême droite et de l'extrême gauche, dans ses incarnations les plus diverses. C'est loin de constituer une majorité, mais c'est deux fois plus que les simples votes en faveur de l'AfD. On ne saurait se rassurer, comme le font encore certains, en se disant que les manifestants de Chemnitz ne sont que l'expression d'une dérive marginale. Il faut replacer l'évolution de l'Allemagne dans le contexte plus général de la crise que traversent l'Union européenne et le modèle démocratique dans son ensemble.

En Allemagne, sous l'effet combiné du passage du temps et de la sévérité de la crise, politique et morale, l'efficacité de la vaccination contre les dérives historiques qu'ont constitué les années 1933-1945 semble n'être plus suffisante. Et ce plus encore à l'est, qui a subi consécutivement les deux dictatures nazie et communiste, et ce sans aucune contre-expérience démocratique. Mais d'où pourrait venir une nouvelle forme de vaccination ? Prisonniers d'une dictature de l'événement, vivant au rythme de l'information immédiate, nous semblons avoir perdu l'intuition du temps long de l'Histoire. Lorsqu'avec le sens de la formule qui est le sien, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán résume sa pensée en disant : "Hier, nous regardions l'Europe comme notre futur, aujourd'hui nous sommes le futur de l'Europe", il nous faut lui répondre avec force que le futur qu'il nous propose ressemble à s'y méprendre au passé qui a été le nôtre il y a moins d'un siècle. Un passé qui a fait de l'Europe un champ de ruines.

Optimisme ou déni ?

Invitée d'honneur il y a quelques jours du dîner annuel de l'Institut Bruegel (un think tank européen particulièrement réputé), la commissaire à la Compétition Margrethe Vestager a choisi de ne pas évoquer les sujets qui fâchent, mettant exclusivement l'accent sur les succès (et ils sont nombreux) de l'Europe. Elle fut très applaudie par un public d'initiés qui semblait transporté par son optimisme conquérant.

Il y avait pourtant dans le choix de son message, une forme de déni élitiste, sinon technocratique. En ne mentionnant jamais la politique et la montée des populismes, elle semblait flotter dangereusement au-dessus de la réalité du monde. Raymond Aron disait de Valéry Giscard d'Estaing qu'il semblait avoir des difficultés à percevoir la dimension tragique de l'Histoire. La formule aurait pu s'appliquer au discours de Margrethe Vestager, même si la Danoise constitue l'un des éléments les plus dynamiques et charismatiques de la Commission au point que certains voient en elle une future présidente du Conseil européen.

Lorsque les Etats-Unis éternuent, le monde prend froid disait-on hier. Si l'Allemagne prend froid, c'est l'Europe qui risque d'attraper une pneumonie, pourrait-on dire aujourd'hui. Plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne n'est toujours pas un pays comme les autres. Sa "normalisation" toute relative encore, mais en marche à l'égard des populismes, est tout, sauf normale.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 10/09/18).

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