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08/11/2019

Manifestations au Liban : les raisons de la colère

Trois questions à Rym Momtaz

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Manifestations au Liban : les raisons de la colère
 Rym Momtaz
Correspondante en France de Politico

Le 17 octobre dernier, le gouvernement libanais a proposé la création d’une taxe sur les appels Whatsapp, ainsi que d'autres mesures d'austérité, suscitant des manifestations qui ont paralysé le pays. Deux semaines plus tard, les banques et les écoles sont fermées, tandis que les manifestants ont bloqué les routes principales à travers le pays. Il s’agit des manifestations les plus importantes depuis mars 2005, qui sont, pour la première fois au Liban, de nature non-sectaire. Quels sont donc les principaux facteurs à l'origine de ces manifestations ? Ce mouvement marque-t-il la fin du "modèle libanais" ? Rym Momtaz, correspondante en France pour Politico, nous livre son analyse.

Quels sont les principaux facteurs à l'origine des manifestations qui secouent actuellement le Liban ?

Pendant les quelques semaines qui ont précédé ces manifestations, la détérioration de la situation socio-économique, qui avait lieu à petit feu, s’est accélérée. Les agences de notation ont récemment dégradé les bons du Trésor libanais, et quelques semaines avant les manifestations, la livre libanaise – qui est indexée au dollar depuis la fin de la guerre civile – se vendait moins cher sur le marché noir, alors que les dollars se faisaient de plus en plus rares sur le marché. Un incendie dans une forêt dans les collines hors de Beyrouth a aussi remis sous les projecteurs l’incompétence et la corruption de la classe politique lorsqu’il s’est avéré que les hélicoptères capables d’éteindre le feu n’avaient pas été entretenus. Il a fallu attendre l’aide des pays voisins alors qu’une partie du Liban était littéralement en feu. La création d’une taxe sur l’application de messages WhatsApp - un des moyens de communication incontournables à travers la société libanaise - fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Mais il faut aussi lire cette mobilisation sur le temps long. Plusieurs mobilisations précédentes par la société civile ont préparé le terrain pour en arriver à cette ampleur de manifestations. Il y a eu la mobilisation pour dénoncer la crise des ordures. Jamais, depuis la guerre, l’odeur des ordures, qui pourrissent dans la rue pendant plusieurs jours, n’a autant dominé Beyrouth. Il y aussi eu la liste de la société civile, Beyrouth Madinati, lors des élections municipales et plusieurs candidatures de personnalités indépendantes lors des élections législatives. Le tout a créé une communauté d’idées, et un nouveau courant, même s’il reste naissant.

Ce mouvement, qui dépasse les lignes confessionnelles, signe-t-il la fin du "modèle libanais", comme l'affirment certains analystes ?

Il est important de commencer par marquer le changement radical qui a pris forme dans ces manifestations : pour la première fois dans l’histoire moderne du Liban, les Libanais manifestent de façon non-sectaire, se revendiquant libanais seulement, sans aucune référence à leur communauté, religion, etc. C’est du jamais vu. Même dans les manifestations de 2005, ce n’était pas le cas. En 2005, il est vrai que musulmans et chrétiens ont manifesté côte à côte, mais ils s'identifiaient toujours par leur appartenance communautaire. Les manifestations se sont surtout faites sous la bannière de partis politiques, au nom de l'intérêt national libanais, contre la Syrie qui occupait alors le pays.

Aujourd’hui, les partis et leurs drapeaux n’existent pas dans les manifestations, seul le drapeau libanais est brandi, et les manifestants sont contre le système tout entier. Le slogan emblématique de ces manifestations est "killon ya3ne killon" ce qui veut dire "tous, c’est-à-dire tous" - tous les politiciens, sans aucune exception, sont visés.

Aujourd’hui, les partis et leurs drapeaux n’existent pas dans les manifestations, seul le drapeau libanais est brandi, et les manifestants sont contre le système tout entier.

Il y a même eu des manifestations dans des villes comme Nabatieh dans le Sud Liban, qui représentent le coeur du public du Hezbollah, du jamais vu. La mobilisation traverse également les milieux socio-économiques. Tous les libanais souffrent de la crise économique, des coupures d'électricité, des conditions sanitaires de plus en plus dégradés, de la pollution et de la corruption à tous les niveaux de l’Etat. C’est un séisme dans le paysage politique libanais. Entre 1,5 et 2 millions de Libanais rejettent en masse le legs du système féodal-communautaire. Ils demandent le renouvellement total de la classe politique et la formation d’un État civil et indépendant.

Mais il ne faut pas non plus s’emporter. Malgré le caractère sans précédent de ces manifestations, parler de la fin du modèle libanais est prématuré. Les manifestants posent les jalons d’une telle transformation mais ne sont pas assez organisés ou coordonnés à ce stade pour pouvoir renverser toute la donne. En revanche, ils ont déjà créé une nouvelle réalité incontournable et qui sera difficilement réversible. Un retour au statu quo ante paraît difficile. Par contre, le système a déjà commencé sa contre-offensive. Le Hezbollah mène le combat. Il est le parti actuellement le plus attaché au statu quo, et compte tout faire pour préserver sa présence dans le gouvernement ainsi que son alliance avec le Président Michel Aoun et son gendre le Ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil. On a déjà vu le début de sa réponse dans la rue : des gangs organisés, des partisans du Hezbollah et du second parti chiite Amal, que dirige le Président du Parlement, ont attaqué les manifestants à coups de bâtons et de poings. Il y a néanmoins une crise au sein de la coalition qui a accouché du gouvernement actuel. Le Premier ministre Saad Hariri a démissionné contre l’avis de ses partenaires Aoun et le Hezbollah, et pour le moment refuse d’être renommé à la tête d’un nouveau gouvernement. Le Hezbollah et Aoun tentent de mettre en place un gouvernement qu’ils domineraient politiquement, avec Hariri en tant que façade pour préserver les soutiens financiers internationaux européens et américains. Le refus de Hariri de se prêter au jeu à nouveau est une des conséquences politiques les plus importantes de ces manifestations à ce jour.

La situation se joue donc sur deux plans parallèles mais reliés. La rue demande un renouvellement total, les partis au pouvoir s’accrochent et essaient de trouver un aménagement entre eux qui limiteraient leurs pertes tout en répondant, au moins en apparence, à certaines demandes du peuple.

Quels scénarios de sortie de crise peut-on imaginer ? A l'inverse, la situation est-elle susceptible de dégénérer ?

Trois scénarios se profilent actuellement.

  • Le premier est un scénario de compromis. Il verrait le Premier ministre Hariri, à nouveau mandaté par le Parlement actuel et le Président Aoun, former un nouveau gouvernement, qui serait constitué de soi-disant technocrates proches des partis politiques sans en être des acteurs politiques.
     
  • Le deuxième est un scénario d'intransigeance de la part du Hezbollah et du Président Aoun. Il verrait une autre personnalité que Hariri chargée de former un nouveau gouvernement. Cette personnalité viendrait du camp sunnite proche du Hezbollah, et dirigeait une équipe de ministres issus du Hezbollah et de ses partis alliés. Le risque qu’encourt cette option est d’attirer plus de sanctions américaines et de retarder encore plus les fonds de la conférence Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CÈDRE), organisée à Paris en avril 2018.
     
  • Le troisième, enfin, correspond à la demande d’un nombre important de manifestants : un gouvernement de transition, mené par un Premier ministre indépendant et technocrate, à la tête d’une équipe de ministres technocrates, qui mènerait la barque pendant 12 à 18 mois, pour organiser de nouvelles élections législatives sur la base d’une loi électorale réformée.

La situation au Liban tient toujours à un fil, mais le risque d’une nouvelle guerre civile au Liban est minime aujourd’hui. Les Libanais sont également plus conscients que jamais des périls d’une nouvelle guerre civile. Plusieurs facteurs contribuent à cela. En effet, le Liban n’occupe plus le rôle prépondérant qu’il a jadis occupé dans l’imaginaire des Arabes du Golfe, ou même de l’Europe et des Etats-Unis. Certes, ces pays ont à coeur la stabilité du Liban, et veulent la préserver, mais il y a nettement moins de volonté à sauver le Liban coûte que coûte. S’il y a un risque d’affrontement militaire, aussi peu probable qu’il soit, c’est le risque d'affrontement entre l'armée et les membres du Hezbollah - que l’Iran arme et finance en tant que maillon central dans son architecture de sécurité, d’équilibre de la terreur avec Israël, et de dissuasion régionale.

Nous verrons si des leaders politiques émergent, et s’ils seront en mesure de faire certains compromis, le moment venu, pour faire évoluer la contestation en mouvement politique qui débouche sur des changements institutionnels, au-delà de la rue.

Il y a donc un risque d’affrontement entre l’armée et les membres du Hezbollah, si ces derniers décident de s’imposer face aux manifestations par la force. En revanche, il n’est pas du tout donné que l’armée se dresse face eux. Elle ne l’a jamais fait par le passé.

La communauté internationale, et la France en première ligne, a un rôle important à jouer. Les fonds de CÈDRE, et les aides financières américaines à l’armée libanaise, ainsi que la menace de nouvelles sanctions américaines, forment des leviers non-négligeables pour, sinon imposer, du moins façonner un compromis et une issue de sortie de l’impasse actuelle. Il faudra également observer comment les groupes de la société civile qui sont actifs dans la mobilisation actuelle vont s’organiser - ou pas. Enfin, nous verrons si des leaders politiques émergent, et s’ils seront en mesure de faire certains compromis, le moment venu, pour faire évoluer la contestation en mouvement politique qui débouche sur des changements institutionnels, au-delà de la rue.

 

Copyright : Patrick BAZ / AFP

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