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18/11/2019

Macron ou les dangers de l'arrogance en diplomatie

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Macron ou les dangers de l'arrogance en diplomatie
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Le président français a raison de dénoncer l'impuissance de l'Otan et les risques liés à un élargissement trop rapide de l'Europe. Mais la justesse de la vision n'empêche pas de mettre les formes. Au risque de s'isoler définitivement de ses anciens partenaires, notamment l'Allemagne, la France et son chef de l'État doivent apprendre à renouer avec la "vieille diplomatie", faite de modération et de nuances.

Qui aujourd'hui en Europe a une vision stratégique du monde ? Sans faire preuve d'arrogance (à la française) ou d'esprit courtisan (à la Saint-Simon), force est de constater qu'il n'y a dans cette catégorie qu'une seule personne : Emmanuel Macron. Certains, pour le louer en France, le plus souvent pour le critiquer dans le reste de l'Europe, soulignent la continuité qui peut exister entre sa pensée et celle du général de Gaulle. Si par "gaullisme" on entend réalisme, la formule s'applique. Si, par contre, il s'agit de dénoncer une forme de prise de distance par rapport aux États-Unis et au projet européen, la comparaison devient vite artificielle, sinon fausse. Le général de Gaulle dénonçait le "trop d'Amérique", le président Macron constate à l'inverse la dérive introspective des États-Unis et en tire une leçon évidente : l'Europe ne peut plus compter que sur elle-même. Et pour faire plus et pour faire mieux,  elle doit décréter une pause dans son processus d'élargissement . Il ne s'agit pas de faire table rase des enseignements du passé récent, de prendre ses distances avec l'Otan, pour que la France trouve un espace de respiration et d'inspiration individuelle. Nous ne sommes pas au début des années 1960. Près de soixante années se sont écoulées et tout a changé ou presque. Le défi à long terme, stratégique, de civilisation, pour la France, tout comme pour le monde (y compris la Russie, pour peu qu'elle accepte enfin d'ouvrir les yeux) c'est la Chine. Un défi accéléré dans sa venue par la fin de l'ordre mondial américain.

Le réveil de l'Europe

En 1979, le grand diplomate et historien - qui fut le père de la doctrine du "containment" - Georges F. Kennan publiait un livre intitulé The Decline of Bismarck's European Order. Dans cet ouvrage, Kennan étudiait en détail les relations entre la France et la Russie entre 1875 et 1890. Pour lui, l'alliance entre Paris et Saint-Pétersbourg était la preuve de la lente dissolution de l'ordre mis en place par Bismarck. Pour la France humiliée par sa défaite, pour la Russie en quête d'alliés face à l'Allemagne, la double alliance - qui allait devenir triple avec la participation de la Grande-Bretagne quelques années plus tard - s'était lentement imposée comme une évidence. En 2019, la rencontre entre le déclin de l'Amérique et la montée des ambitions chinoises devrait susciter le réveil de l'Europe. Il n'est plus possible face à une situation si radicalement changée de se contenter de la répétition de vœux pieux et de formules plates, de poursuivre dans l'hypocrisie, la paresse et la mollesse. Nous sommes entrés dans un monde où, pour être entendu, il faut parler haut et fort, au risque de blesser, de choquer ou de ne pas être compris. Dénoncer l'Otan comme une institution "en état de mort cérébrale" au lendemain de l'autorisation unilatérale donnée par Washington à Ankara d'entrer avec ses troupes sur le territoire syrien n'est ni faux ni excessif. Ce n'est que le triste constat de la réalité.

En 2019, la rencontre entre le déclin de l'Amérique et la montée des ambitions chinoises devrait susciter le réveil de l'Europe.

Pour autant, en diplomatie, plus encore qu'en d'autres domaines, il convient de distinguer le fond et la forme, et de maintenir une cohérence entre les deux. Toutes les vérités sont bonnes à dire, mais pas toujours en même temps. On ne peut dénoncer l'Otan - de la manière la plus légitime qui soit dans ce cas d'espèce - au moment où l'on pratique une politique d'ouverture, là encore légitime, à l'égard de la Russie - sans maintenir certaines précautions de langage.

Paris n'a pas choisi Moscou contre Washington. Dans moins d'un an, l'Amérique aura peut-être tourné le dos à Donald Trump. Elle ne violera peut-être plus de manière systématique le monde de valeurs communes qui a constitué le socle des relations entre nos deux pays. Elle n'en aura sans doute pas, pour autant, retrouvé son intérêt pour l'Europe, sinon pour le monde. En effet trop dénoncer l'Otan, c'est nous "tirer une balle dans le pied". Trop "blesser" les Européens, c'est rendre plus difficile, sinon impossible le projet de les rallier à notre projet unificateur. La voie est étroite entre l'urgence de réveiller les Européens en haussant le ton et le risque de s'isoler en le faisant. Plus Emmanuel Macron est brillant et volontariste, plus les réticences à son égard sont grandes. Un de mes amis allemands qui fut membre du gouvernement d'Angela Merkel, il n'y a pas si longtemps de cela, me faisait remarquer récemment que la chancelière commençait à s'irriter de l'assurance, frôlant l'arrogance, avec laquelle elle était traitée par le jeune président français. Elle allait presque jusqu'à regretter son prédécesseur, François Hollande. Autrement dit quand la France avait un président faible, l'Allemagne avait une chancelière forte. N'est-ce pas tout simplement l'inverse aujourd'hui ?

Le cœur des peuples européens

La vision stratégique, cohérente et imaginative, du président français est la bienvenue. Pour peu, bien sûr, que la nécessaire prise en compte du caractère exceptionnel de la période que nous traversons ne conduise pas le président français à "insulter l'avenir", autrement dit à s'isoler de manière excessive. Brusquer les Européens est une chose, s'aliéner l'Amérique et l'Angleterre en est une autre.

Au nom d'une vision idéale de ce que l'Europe doit devenir - une puissance autonome et responsable - il serait dangereux d'accélérer le détricotage de l'Alliance et la division entre Européens. En dépit de ses limites nombreuses, la "vieille diplomatie", faite de modération, de nuances, de recherche de compromis, a aussi du bon. Il est difficile d'avancer le multilatéralisme de manière unilatérale.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 18/11/2019)

Copyright : JOHN THYS / AFP

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