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21/06/2022

L'Ukraine s'ancre à l'Ouest

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L'Ukraine s'ancre à l'Ouest
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Emmanuel Macron a fini par se rendre à Kyiv. L'image de Mario Draghi, Olaf Scholtz et le président français entourant Volodymyr Zelensky dans les ruines d'Irpine restera dans les mémoires. L'Ukraine, candidate à l'entrée dans l'UE, bénéficie d'un "fast track" : "grâce" à Poutine, elle s'ancre à l'Ouest.

Mieux vaut tard que jamais. À travers cette expression, la sagesse populaire ne rend pas justice au voyage du Président Macron en Ukraine. L'auteur de ces lignes aurait souhaité que ce geste politique important et clarificateur vienne plus tôt. Mais soyons bon joueur et gardons-nous des polémiques politiciennes, médiocres et inutiles.

Sur un plan strictement géopolitique, le calendrier choisi était plus qu'opportun. C'est au moment où la puissance de feu russe commence à faire la différence dans le Donbass, au moment aussi où le soutien des opinions publiques occidentales commence à donner des signes de lassitude, qu'il est plus nécessaire que jamais d'exprimer son soutien à l'héroïque Ukraine dans son combat contre l'impérialisme russe ou soviétique, les deux se confondant de plus en plus.

L'Ukraine définitivement ancrée à l'Ouest

Il y a des images qui ne se contentent pas de relater l'Histoire. Elles la font. Tel est le cas de cette photo prise dans les ruines d'Irpine le 17 juin 2022. On y voit les dirigeants français, allemand et italien, accompagnés du président roumain. Dans leur gravité, leur unité, leur sidération aussi devant l'étendue de la souffrance infligée à des civils ukrainiens, les représentants de ce qui pourrait constituer demain un nouveau "Club des trois" (Allemagne, France, Italie) au sein de l'Europe, sont porteurs d'un message clair.

Par le sang et par les larmes, par son choix de la démocratie et donc de sa géographie politique, l'Ukraine s'est définitivement ancrée à l'Ouest. Elle n'est pas seulement européenne, elle a vocation à faire partie de l'Union dès que les conditions en seront remplies. Le 24 février, la guerre est revenue en Europe. Le 17 juin, l'Europe a posé les fondations de son futur élargissement.

Comme sous l'effet d'un mouvement de bascule compensatoire, l'avancée des troupes russes à l'Ouest aura eu pour conséquence l'élargissement de l'Union vers l'Est. Ce que l'on pourrait décrire comme un processus de discrimination positive a pleinement fonctionné (pour peu qu'il soit confirmé par les 27 membres de l'Union dans quelques jours). De nombreux pays des Balkans qui faisaient antichambre aux portes de l'Union depuis près de vingt ans peuvent s'en indigner.

Faut-il être envahi par la Russie pour bénéficier d'un "fast track", d'un traitement accéléré de l'acceptation de sa candidature par l'Union européenne ?

Faut-il être envahi par la Russie pour bénéficier d'un "fast track", d'un traitement accéléré de l'acceptation de sa candidature par l'Union européenne ? La question est légitime. Elle l'est d'autant plus que l'opinion publique européenne - au moins avant le début de la guerre en Ukraine - faisait preuve de réticences toujours plus grandes à l'égard de toute idée de nouvel élargissement.

"Vous avez aimé l'Europe à 27, vous allez adorer l'Europe à 37 !" écrivait récemment, avec ironie et lucidité, l'un des meilleurs spécialistes de l'Europe centrale et orientale, Jacques Rupnik.

Une différence de traitement injuste ?

L'injustice faite aux pays balkaniques est certes criante. Mais est-elle si choquante que cela ? Un pays comme la Serbie demeure pro-russe et se refuse à appliquer des sanctions à l'égard de Moscou. "Ou étiez-vous quand l'Otan a bombardé Belgrade à la fin des années 1990", continuent de nous demander de nombreux Serbes. Selon des sondages très récents, deux tiers des Serbes partagent aujourd'hui encore les positions russes sur la guerre en Ukraine : 10 % seulement soutiennent les positions de Kyiv.

Le problème, bien sûr, est que d'un point de vue strictement rationnel, il existe comme un divorce entre les émotions des Serbes et les intérêts de la Serbie. Cette dernière ne va pas rejoindre le giron russe. Moscou est certes essentiel en termes de livraison d'énergie et soutient les positions de Belgrade sur le Kosovo. Mais l'Europe est, de manière réaliste, le seul horizon qui s'offre à la Serbie. Et s'ils veulent un jour entrer dans l'Union européenne, les Serbes doivent choisir leur camp et rejoindre les pays de l'Union dans leur politique de sanctions à l'égard de Moscou.

De fait, la guerre en Ukraine a été comme un révélateur, au sens chimique du terme, des priorités des différents pays de l'Europe centrale et orientale. Au point qu'une organisation intergouvernementale comme le groupe de Visegrád, créé en 1991, qui réunit la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie et la Slovaquie, a de facto volé en éclats.

Un lien fort, fait de souverainisme et d'illibéralisme, existait ainsi entre Varsovie et Budapest. Il n'a pas résisté à l'agression russe. On ne saurait être plus pro-ukrainien que les Polonais et moins critique de la Russie que les Hongrois. Depuis les changements de gouvernements récemment intervenus en Tchéquie et en Slovaquie, les deux pays se sont rapprochés des positions défendues par l'UE et donc de celles tenues par Kyiv.

"Grâce" à Poutine, l'Ukraine a franchi de manière accélérée de nombreux obstacles dans sa route vers l'Europe. Rien n'est fait encore, mais tout est possible.

"Grâce" à Poutine, l'Ukraine a franchi de manière accélérée de nombreux obstacles dans sa route vers l'Europe. Rien n'est fait encore, mais tout est possible. À partir du moment, bien sûr, où l'on reste conscient qu'un pays en guerre, qui a 20 % de son territoire sous occupation étrangère, qui de surcroît n'a pas totalement réglé ses problèmes de corruption, et qui de plus a une population de 40 millions d'habitants - n'est pas le petit Monténégro - ne peut rentrer d'un coup de baguette magique dans l'Union.

C'est en ce sens que le projet défendu par la France d'une Communauté politique européenne prend toute sa place. Elle pourrait tout à la fois accueillir des pays qui n'ont pas vocation à entrer dans l'Union européenne et servir de salle d'attente pour les autres.

Une chose est certaine : en envahissant l'Ukraine, la Russie a paradoxalement fait basculer l'équilibre de l'Europe vers l'Ouest. Plus personne sur le continent européen ne peut croire que la Russie constitue une alternative. C'est une chance et un défi qu'il appartient à l'Europe de relever avec vision, générosité et courage. Merci Monsieur Poutine.

 

Avec l'aimable contribution des Echos, publié le 19/06/2022

LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

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