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08/07/2019

L'ombre du doute sur les nouveaux leaders de l'Europe

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L'ombre du doute sur les nouveaux leaders de l'Europe
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Les dirigeants des pays européens sont parvenus à éviter le pire avec les nominations aux postes clefs de l'Union. Mais leur choix ne dissipe pas les inquiétudes sur la place de l'Europe dans le monde.

"Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant", écrivait André Gide dans Les Faux-Monnayeurs. Le compromis créatif trouvé par les Européens constituera-t-il la réponse aux exigences de l'écrivain ? Il est bien trop tôt pour le dire. C'est seulement avec le temps et l'expérience que l'on saura si l'Europe a su constituer une bonne équipe pour faire face aux défis toujours plus nombreux auxquels elle se trouve confronter.

Si l'on continue de croire au projet européen, comment ne pas être partagé entre le soulagement et la frustration - sinon même une certaine inquiétude - face à l a composition de "l'équipe d'Europe"  ?

Le soulagement, qui provient du sentiment d'être passé à côté du pire, s'impose. À la fin du week-end dernier, le spectacle de divisions et de blocages que l'Europe donnait au monde était tout simplement pitoyable, comme si sa seule ambition était de démontrer son inexistence.

Risque de marginalisation

À Bruxelles où je me trouvais ce jour-là, je consultais régulièrement la BBC World pour savoir si "une fumée blanche" sortait des bâtiments si proches du lieu où je résidais. Las, non seulement les hésitations européennes se poursuivaient, mais elles étaient tout simplement ignorées par la chaîne d'information en continu britannique qui concentrait exclusivement son attention sur les événements de Hong Kong : un parfait symbole du risque de marginalisation grandissante de l'Europe aux yeux du monde, sinon des Britanniques eux-mêmes dans cette phase post-Brexit. Entre le destin d'une partie de leur ex-empire et celui de l'Europe, il n'y avait pas d'hésitations possibles.

Mardi en milieu de journée, le pire était évité. Le moteur franco-allemand s'était remis en marche, et même de manière originale et créatrice.

Et pourtant, mardi en milieu de journée, le pire était évité. Le moteur franco-allemand s'était remis en marche, et même de manière originale et créatrice. Deux femmes héritaient des deux postes les plus importants et ce, dans les deux cas, pour la première fois. À l'Allemagne, la tête de la Commission, une première depuis les années 1950-1960 et Walter Hallstein qui fut son premier président. À la France, la présidence de la Banque centrale, moins d'une décennie après Jean-Claude Trichet.

Un double choix "moderne" et, sur le papier, judicieux. Une spécialiste des questions de défense et de sécurité d'un côté, une femme d'expérience qui a réussi dans toutes les fonctions qu'elle a pu occuper de l'autre. Une bonne nouvelle donc pour Emmanuel Macron, pour Angela Merkel et pour la relation franco-allemande que l'on disait affaiblie, sinon en danger.

Frustration à Paris et à Berlin

Pourtant, ce soulagement légitime s'accompagne d'une certaine frustration. À Paris, dans l'entourage du président de la République, ne disait-on pas, avant ce compromis, qu'une seule considération allait l'emporter dans la sélection des hommes et des femmes aux postes clefs de l'Union : "Prendre les meilleurs, indépendamment de leur nationalité ou de leur affiliation politique, avec une préférence marquée pour des femmes." Cette exigence, qui vise à répondre au déficit d'incarnation dont souffre le projet européen, se retrouve-t-elle dans les choix effectués ? Ou s'est-on, une fois encore, résigné à l'Europe du possible, faute d'avoir pu se mettre d'accord sur l'Europe du souhaitable ?

Ursula von der Leyen peut se révéler une excellente surprise. Contestée en Allemagne jusque dans son propre camp politique, sinon son propre ministère, elle ne dispose pas du charisme de celle qui va être une de ses deux vice-présidents avec Frans Timmermans, Margrethe Vestager. La Danoise faisait "rêver" de nombreux Européens, y compris, dit-on, Emmanuel Macron. Elle avait su résister aux Gafa et l'inimitié déclarée que lui portait Donald Trump lui conférait des lettres de noblesse que ne possédait aucun de ses rivaux.

Christine Lagarde se situe dans une tout autre catégorie que l'ex-ministre allemande de la Défense. Energique, brillante, pleine d'autorité, les marchés ont salué par une hausse sa désignation. Personne ne doute de son sérieux, de son intelligence politique, ni de l'ampleur et de la qualité de ses réseaux au plus haut niveau mondial. Mais, face à une éventuelle crise d'ampleur affectant l'euro, saura-t-elle faire preuve de l'intelligence "technique" nécessaire pour apporter dans l'urgence les bonnes réponses ? Avoir un chef économiste de qualité, comme l'est Philip Lane, est une chose. Posséder, personnellement, l'instinct économique juste en est une autre.

Mais Charles Michel ne constitue pas le "saut qualitatif" dont rêvaient certains, qui voyaient en Angela Merkel l'autorité morale et la "sagesse" dont l'Union avait symboliquement besoin.

En ce qui concerne les autres postes, Charles Michel se situe, à la présidence du Conseil de l'Union, dans une continuité rassurante avec ses prédécesseurs. L'ex-Premier ministre belge est par ailleurs sympathique et saura présenter un visage chaleureux à l'Europe. Mais il ne constitue pas le "saut qualitatif" dont rêvaient certains, qui voyaient en Angela Merkel l'autorité morale et la "sagesse" dont l'Union avait symboliquement besoin.

Comme haut représentant de l'Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, l'Espagnol Josep Borrell, qui fut ministre des Affaires étrangères de son pays, réunit de nombreuses qualités qui seront utiles à l'Union, de l'expérience à la fermeté. Enfin, à la présidence du Parlement, l'élection de David Sassoli, un eurodéputé italien social-démocrate, est bienvenue. Il incarnera l'autre visage de l'Italie.

La banalité de l'inculture et du mépris

Le jour de l'ouverture de la première session du nouveau Parlement, les députés britanniques du parti du Brexit de Nigel Farage se sont livrés à une provocation particulièrement "régressive". Ils ont délibérément tourné le dos lorsqu'ont retenti les premières notes de l'hymne européen, l'"Ode à la joie" de Beethoven. Des députés du Rassemblement national ont, eux, choisi de rester assis.

C'est précisément parce que se développe, au sein de l'Union européenne, cette forme de "banalité de l'inculture et du mépris" que le choix de "l'équipe d'Europe" est essentiel. Sur ce plan, l'élève Europe - après être passé tout près de la catastrophe - a fait des efforts louables. Mais pourra-t-il mieux faire encore, avec les "professeurs" qu'il s'est donnés ?

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 05/07/2019)

Copyright : FREDERICK FLORIN / AFP

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