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03/09/2019

Livreurs Deliveroo : empêcher la sortie de route

Trois questions à Laëtitia Vitaud

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Livreurs Deliveroo : empêcher la sortie de route
 Laëtitia Vitaud
Présidente de Cadre Noir Ltd

Les livreurs de la plateforme de livraison de plats Deliveroo se mobilisent depuis le début du mois d’août afin de protester contre une baisse de leur rémunération ayant eu lieu le mardi 30 juillet. Alors que la loi d’orientation des mobilités sera débattue à nouveau au Parlement en session extraordinaire le 10 septembre, l’Institut Montaigne pose trois questions sur les enjeux de ces grèves à Laëtitia Vitaud, co-présidente du rapport Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi, auteure du livre Le Labeur à l'ouvrage (Calmann-Lévy, 2019), présidente de Cadre Noir Ltd et enseignante à Sciences Po et Paris Dauphine.
 

Comment expliquer la mobilisation des livreurs Deliveroo ?

Le 30 juillet dernier, la plateforme Deliveroo a opéré un changement des règles de rémunération de ses "livreurs partenaires" : "Nous avons décidé d’investir davantage dans les commandes de moyennes et longues distances. Nous investissons également pour que l’application se base sur la distance réelle parcourue par les livreurs partenaires. (...) à partir du 30 juillet, plus de 54% des commandes seront payées davantage en France." Les livreurs ont été prévenus trois jours avant le changement de régime.
 
Étant donnés les algorithmes multiples qui déterminent les rémunérations, il est difficile, quand on n’est pas livreur, de mesurer l’impact exact d’un changement des bases de calcul sur les revenus moyens générés. La communication officielle laisse penser qu’il ne s’agit pas d’une baisse claire des rémunérations puisqu’en prenant mieux en compte les distances, la majorité des courses seraient mieux rémunérées. Mais la plateforme elle-même semble avoir craint que la modification ne serait pas appréciée des livreurs puisque, le lendemain de sa communication aux livreurs, elle a prévenu les restaurateurs d’un "risque potentiel de grève des livreurs".
 
De nombreux livreurs, particulièrement ceux du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP), ont alors affirmé que leurs rémunérations avaient baissé du fait de l’allongement moyen de la distance des courses. En plein mois d’août, le CLAP mobilise alors 200 livreurs à Paris (et quelques dizaines dans les villes de province), ce qui fait la une de certains médias, mais n’a aucun effet sur les règles de tarification.

Le "travail à la demande" s’accompagne de "revenus à la demande", mais lorsque les algorithmes qui déterminent ces revenus peuvent changer d’un jour à l’autre de manière unilatérale, cela nuit à la capacité d’agir (agency) des travailleurs.

Ce que cet épisode illustre, c’est que les conditions du travail indépendant — facturation, choix des horaires — ne sont pas claires. Le "travail à la demande" s’accompagne de "revenus à la demande", mais lorsque les algorithmes qui déterminent ces revenus peuvent changer d’un jour à l’autre de manière unilatérale, cela nuit à la capacité d’agir (agency) des travailleurs. Il faudrait que les indépendants aient une visibilité raisonnable sur les évolutions des conditions d’utilisation de la plateforme. Dans un contrat commercial, il doit y avoir un délai de prévenance acceptable en cas de changement significatif des conditions d’utilisation – comme cela existe, au demeurant, pour les plateformes de cloud computing comme Amazon Web Services ou Microsoft Azure, dont dépendent des milliers de développeurs et d’entreprise dans le monde.

S’agit-il encore de travail indépendant ou bien y a-t-il en fait salariat déguisé ? C’est avec les plateformes de livraison de repas que la question semble être la plus épineuse. Les débats juridiques font rage un peu partout dans le monde sur le degré d’autonomie et les conditions de travail. Ce sont ces plateformes qui cristallisent toutes les craintes sur la précarité du travail indépendant, la toute-puissance des plateformes, les algorithmes comme "nouveaux patrons"... Cela explique la médiatisation importante du sujet. On a parfois l’impression qu’on ne parle plus que des "livreurs".
 

Quelle actions peuvent être entreprises afin de limiter la capacité des plateformes de baisser le niveau de leur rémunération de manière unilatérale ? Comment peut-on assurer une meilleure inclusion des travailleurs des plateformes dans les prises de décision de celles-ci ?

Le dernier rapport de l’Institut Montaigne sur les travailleurs des plateformes insiste sur la nécessité du dialogue social. "Dès lors que la plateforme intervient indirectement mais de façon significative dans les prestations qui se nouent entre indépendants et clients (fixation des prix, établissement d’un cahier des charges strict), il apparaît utile et nécessaire de favoriser l’expression des intérêts collectifs des indépendants."

Cet été, aucun gréviste n’a été reçu par la plateforme Deliveroo. La plateforme affirme avoir fait des sondages en amont, mais peuvent-ils faire office de dialogue social ? La question de la représentation des travailleurs indépendants est centrale aujourd’hui pour permettre l’expression des intérêts des travailleurs indépendants pluri-métiers et pluri-secteurs. On peut s’inspirer de ce qui a été fait en Allemagne par le syndicat IG Metall, qui a rassemblé plusieurs syndicats ouverts aux indépendants. Il y a aussi des syndicats de freelances qui ont gagné beaucoup d’influence et de représentativité en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

La question de la représentation des travailleurs indépendants est centrale aujourd’hui pour permettre l’expression des intérêts des travailleurs indépendants pluri-métiers et pluri-secteurs.

En mêlant plusieurs secteurs, ces syndicats d’indépendants ne mettent pas seulement Deliveroo en concurrence avec Uber Eats, mais avec d’autres plateformes et d’autres clients qui font appel à du travail peu qualifié à la demande. Ils peuvent aider les travailleurs à faire les meilleurs choix.

La loi LOM vise l’instauration de chartes unilatérales. Mais les chartes (non obligatoires) ne prévoient rien concernant la rémunération. Le dialogue social est nécessaire en la matière. S’il était rendu obligatoire, des mouvements jugés aujourd’hui peu représentatifs pourraient être mis à niveau grâce à des élections.
 

La puissance publique pourrait-elle intervenir dans les négociations entre livreurs et plateformes ?

La première chose, c’est que la puissance publique devrait disposer d’informations exhaustives et en temps réel. Aujourd’hui, ceux qui sont censés réguler le marché n’ont aucune visibilité sur ce qui se passe : combien de livreurs sont en activité, connectés à combien de restaurants ? À part les plateformes, personne n’a les données exactes. Il faudrait donc imposer aux plateformes de ménager aux pouvoirs publics un accès à des données agrégées. Toute entreprise qui fournit du travail à la demande par l’intermédiaire d’une plateforme numérique devrait avoir l’obligation de mettre à disposition des pouvoirs publics une API des données agrégées afin que la puissance publique ait une vision en temps réel de l’état de l’offre et de la demande sur le marché. C’est exactement ce que l’on fait dans le domaine de la régulation bancaire : l’accès du régulateur à l’information permet de détecter les pratiques prédatrices, les collusions, les arrangements avec les règles prudentielles. 

Avec les plateformes de travail à la demande, le fonctionnement du marché de travail se rapproche à bien des égards de celui des marchés financiers. Il faudrait donc imaginer des solutions pour qu’on sache de quoi on parle. Hélas, on ne sait pas encore gérer cela techniquement et surtout, on ne s’en préoccupe pas car on préfère voir ces formes de travail comme une anomalie amenée à disparaître, alors qu’il faudrait apprendre à les réguler et les imposer intelligemment.

Le rôle de la puissance publique devrait aussi être largement renforcé en matière de protection sociale des travailleurs indépendants. C’est un sujet qu’il faudrait repenser pour que cette protection soit rattachée à la personne, et non conditionnée au fait de travailler avec telle ou telle plateforme. Rappelons que l’écrasante majorité des travailleurs indépendants n’utilise pas de plateforme pour trouver du travail ! Seule la puissance publique peut être garante de la protection sociale sur la durée. 

 

Copyright : Daniel LEAL-OLIVAS / AFP

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