Quoi qu’il en soit, l’Inde ne pourra de toute évidence pas suivre la stratégie sud-coréenne de systématisation du dépistage. Mais elle n’est pas non plus partie pour adopter celle du confinement. Lors de sa première allocution sur le sujet, le 19 mars, Narendra Modi a simplement invité les Indiens à rester chez eux le dimanche suivant. Ce "Janata curfew" (couvre-feu du peuple) a été d’autant plus inégalement observé que certains Etats de l’Union indienne (gouvernés par des partis d’opposition) ont refusé de s’y associer et que les citoyens indiens y voyant une démarche volontaire ont refusé de se plier aux injonctions de la police lorsque celle-ci est intervenue. A noter également que bien des personnes mises en quarantaine ont quitté les lieux où elles étaient confinées en raison de leur insalubrité. Une journée de confinement – un dimanche par surcroît – ne constitue de toute façon pas une réponse adéquate à l’ampleur du problème.
Quels risques l’Inde court-elle à moyen terme ?
La vulnérabilité de l’Inde à une épidémie de ce genre est aggravée par plusieurs facteurs :
- les densités de population que connaît le pays, y compris en zone rurale où l’on dépasse parfois les 1 000 habitants au kilomètre carré ;
- la promiscuité dans laquelle vivent les familles pauvres (à commencer par les occupants des bidonvilles où vivent 25 à 30 % des urbains) ;
- la poursuite de rassemblements de masse, y compris des fêtes religieuses qui ont été maintenues - dans certains cas contre l’avis de l’administration, mais avec l’aval des hommes politiques qui les parrainaient ;
- les problèmes d’hygiène qui amènent aujourd’hui des personnalités comme Priyanka Gandhi (la fille de Rajiv et de Sonia Gandhi) à diffuser des vidéos montrant comment se laver les mains – un acte rare pour ceux qui n’ont qu’un accès aléatoire aux points d’eau (on évalue à 45 % la proportion des foyers indiens disposant d’un robinet) ;
- le déni qu’entretiennent les pandémo-sceptiques pour lesquels, de surcroît, les produits de la vache sacrée ou la médecine ayurvédique suffisent à guérir du coronavirus – comme le soutient Baba Ramdev, un gourou moderne très influent ;
- l’existence de populations à risque particulièrement nombreuses, qu’il s’agisse des victimes du diabète ou de celles touchées par la tuberculose ou d’autres maladies pulmonaires : l’Inde compte plus de 6 % de diabétiques et sur 10 millions de tuberculeux dans le monde 2,7 se trouvent en Inde d’après l’OMS.
Deuxièmement, l’épidémie est appelée à se répandre des villes (où elle est apparue) aux campagnes à mesure que les mesures de "social distancing" auxquelles incite le gouvernement indien se traduisent par la mise à pied des employés de maison – une main d’œuvre pléthorique - qui retournent dans les villages du Bihar, de l’Uttar Pradesh et d’ailleurs, d’où viennent souvent ces migrants intérieurs. Depuis la mi-mars, les trains pour ces Etats, au départ de Mumbai et d’ailleurs, ne désemplissent pas.
Troisièmement, le système de santé indien est l’un des plus déficients de la planète. D’après l’OCDE, l’Inde ne compte que 0,5 lit d’hôpital pour 1000 habitants, contre 3 en Italie, 6 en France et 12 en Corée du Sud. De la même façon, l’Inde compte 0,8 médecin pour 1000 habitants, contre 1,8 en Chine, 3,2 en France et 4,2 en Allemagne. Et encore, une bonne partie de ce dispositif appartient au secteur privé dont l’accès est réservé aux quelques 20 % de la population qui composent la classe moyenne. La stagnation des investissements publics dans le secteur de la santé – qui n’ont jamais dépassé 1,2 % du PNB (alors que d’après la Banque mondiale, la moyenne des dépenses de santé des Pays à Bas Revenu dont fait partie l’Inde s’élève à 1,57 % du PIB) et 4 % du budget de l’Etat depuis la fin des années 1980 – n’a été que partiellement compensée par l’essor du secteur privé où se trouvent maintenant 51 % des lits d’hôpitaux.
Dans ces conditions, il est très probable que le système de santé indien soit très rapidement confronté à un afflux massif de malades qu’il n’aura pas les moyens de traiter.
Implications sanitaires, politiques, économiques et sociales
Le bilan humain de l’épidémie risque d’être très lourd, même si la jeunesse de la population indienne atténuera sans doute son impact (aujourd’hui, 46 % des indiens ont moins de 25 ans). Si, en suivant le raisonnement d’un scientifique indien, 10 % des Indiens adultes contractent la maladie, le nombre des malades à prendre en charge s’établira à 80 millions dont un certain nombre demandera à être hospitalisé - alors que les hôpitaux publics comptent environ 710 000 lits.
Au plan économique, cette pandémie intervient au moment où le taux de croissance indienne est passé sous les 5 % (contre 7 à 8 % il y a deux ans). Ce ralentissement, qui se traduit notamment par une chute de la consommation et des investissements, est lié aux graves difficultés d’un secteur bancaire plombé par les créances douteuses. D’une part la puissance publique, privée de recettes fiscales, fait face à un déficit budgétaire avoisinant les 10 % du PIB (tous acteurs confondus, y compris les Etats de l’Union et les entreprises publiques). D’autre part les banques ne sont pas en position d’assouplir l’accès au crédit (surtout après le dépôt de bilan de l’une d’entre elles, Yes Bank, en février). Non seulement New Delhi ne pourra pas mettre en œuvre l’énorme programme de privatisations qui figurait dans la loi de finance (qui donc se porterait acquéreur d’Air India aujourd’hui ?), mais surtout le gouvernement Modi manque de ressources pour venir en aide aux entreprises et aux particuliers.
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