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19/07/2019

"L’Europe ne doit plus confondre tolérance et faiblesse"

Entretien avec Henri de Castries

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 Henri de Castries
Président de l'Institut Montaigne

Le président de l’Institut Montaigne livre au Figaro ses considérations sur l’avenir d’une Europe en proie à toutes les incertitudes. Face aux grandes forces qui président à la marche du monde, la survie des libertés politiques est, selon lui, essentielle pour conjurer le chaos.

Comment appréhender le nouveau désordre du monde ?

Les forces qui ont présidé à la marche du monde, quelle que soit l’époque, ont toujours été au nombre de quatre.Le climat, qui modèle l’implantation des activités humaines : les grands conflits et les migrations ont toujours été provoqués par des questions d’accès aux ressources. La démographie, qui comprend deux composantes : la natalité et la longévité. L’espérance de vie était de trente ans au début du XIXe siècle, de quarante ans il y a un siècle, et de plus de soixante-dix ans aujourd’hui ! L’Afrique compte trente millions d’habitants de plus chaque année, pour un âge moyen de 30 ans environ. Et il leur manque chaque année entre quatre et six millions d’emplois pour rester sur place. Il est vital de comprendre cela !

La technologie est la troisième force. Chaque rupture technologique porte avec elle d’importants bouleversements pour les sociétés: c’était déjà le cas avec l’invention de l’imprimerie qui a permis l’apparition du protestantisme, mais aussi des pamphlets qui étaient les fakes news de l’époque. Avec l’électricité au XIXe siècle qui a révolutionné les processus productifs et accéléré l’urbanisation.

Enfin, la dernière force est l’idéologie, qui accompagne tout cela et sert de justification aux affrontements. En Europe, nous devons conserver les valeurs des fondateurs qui sont le fondement de la démocratie, mais le moyen de les préserver ne peut plus être le même car les priorités ont changé. La politique agricole n’est peut-être plus une priorité européenne, elle pourrait être laissée aux États. En revanche le climat, les migrations, la régulation des géants du numérique ou la défense et la sécurité exigent une action concertée dans le cadre de l’Europe.

Hubert Védrine parle parfois "d’Europe Bisounours"

Il a raison, il ne faut pas confondre tolérance et faiblesse et personne ne le demande à l’Europe. Mais nous avons peut-être perdu conscience, dans notre arrogance d’Occidentaux, qu’il existe des systèmes et des idéologies qui nous concurrencent et peuvent aspirer à nous remplacer. Il faut protéger les frontières de l’empire, qui ne sont pas seulement géographiques.

Nos valeurs judéo-chrétiennes reposent sur la liberté individuelle et le respect de l’autre. Les deux vont ensemble. C’est ce qui nous a permis d’inventer l’État de droit et la démocratie. La combinaison des deux est certes un exercice délicat, mais cela n’a pas si mal fonctionné, puisque la démocratie libérale a triomphé de tous les totalitarismes. En outre, la liberté individuelle et la liberté de penser rendent possible l’innovation, donc la croissance, la prospérité et l’équilibre social. Personne ne demande à l’Europe d’être naïve ou faible.

Les autres formes d’organisation sociale ont toutes échoué jusqu’à maintenant. Quant à la Chine, c’est une puissance émergente et centralisée. La primauté de la stabilité sociale sur la liberté individuelle a généré une société de surveillance. À l’heure où la technologie permet de centraliser et traiter des données de masse, la question est de savoir si la centralisation du système chinois et son absence de respect des libertés individuelles va lui donner des avantages compétitifs tels que nous ne pourrions pas les rattraper. C’est une question inédite, et elle est préoccupante ! Il est sans doute trop tôt pour y répondre.

Il existe des puissances comparables aux États, les Gafa…

Le monde n’est pas seulement constitué d’États nations souverains. Les organisations non-gouvernementales se sont réinvitées à la table des grands de ce monde, c’est un ensemble hétéroclite qui comprend les Gafa bien sûr, les associations humanitaires, mais aussi des organisations terroristes. Il faut élargir notre cadre de pensée : naïvement, nous avons cru que le cadre mondial que nous avions imposé au reste du monde à partir du milieu du XIXe siècle, et qui avait trouvé son couronnement après la Seconde Guerre mondiale au moment des accords de Bretton-Woods, était le seul possible et ne comprend que des acteurs classiques.

Nous devons aujourd’hui prendre en compte des acteurs non-gouvernementaux, économiques mais aussi politiques. L’Europe n’est pas désarmée, mais elle est désunie. Elle ne manque pas d’atouts, mais d’unité. Elle reste le premier marché de consommateurs du monde, juste devant la Chine, et c’est un ensemble de pays où les systèmes éducatifs peuvent jouer des rôles de premier plan dans l’économie de la connaissance.

Sommes-nous toujours alliés des Américains ?

Il y a eu d’autres crises dans la relation transatlantique. Celle de 1956 avec le canal de Suez, mais aussi le Vietnam, l’Irak… le phénomène n’est donc pas nouveau, mais nous partageons toujours les mêmes valeurs fondamentales. Ce qui est fascinant dans la situation actuelle, c’est qu’une puissance émergente est en train de défier une puissance dominante - même si la Chine tente en réalité de récupérer une place qu’elle a occupée pendant de très nombreux siècles, car elle avait longtemps été la première économie du monde. Sauf qu’aujourd’hui, les économies sont plus interdépendantes que jamais, et la concurrence se fait en pleine période de révolution technologique. L’évolution technologique accroît la dépendance mutuelle en même temps qu’elle augmente la menace.

L’Europe n’est pas désarmée, mais elle est désunie. Elle ne manque pas d’atouts, mais d’unité.

En 1972, lors de la visite de Nixon à Mao, les échanges entre la Chine et les États-Unis étaient de 2 milliards de dollars par an. Aujourd’hui, c’est l’équivalent des échanges entre ces deux pays… chaque jour ! Si l’on veut éviter l’affrontement, il nous faut impérativement trouver le moyen d’organiser la coexistence. Si l’on veut stopper la progression de la Chine, qui sait ce qui se passera ?

Les Occidentaux ont fait l’erreur de penser que la Chine se démocratiserait au fur et à mesure qu’elle entrait dans l’économie de marché. Dans son histoire, la Chine a été longtemps et souvent la proie du désordre intérieur c’est la hantise de ses dirigeants et la grille de lecture de leur comportement. Elle a pris de l’Occident la recherche du pouvoir d’achat, pas celle de la liberté individuelle.

La confrontation est inévitable ?

Pas forcément ! Enfin, on n’en serait peut-être pas là si le pape avait écouté les Jésuites. À la cour de l’empereur de Chine, à la fin du XVIIe siècle, les Jésuites étaient dominants et l’empereur était prêt à se convertir au catholicisme, à condition cependant que la communion puisse être distribuée sous forme de riz et non de pain. Ce que le Vatican a refusé… cela aurait tenu à peu de chose !

Pour revenir sur des considérations plus concrètes, je pense que nous avons manqué l’occasion de rééquilibrer les rapports de force au début de ce siècle, parce que nous avons certainement été distraits et accaparés par la crise financière qui, de plus, nous a affaiblis à leurs yeux. Sans doute aurions-nous dû leur proposer d’accroître leur rôle dans la gouvernance mondiale avec en contrepartie une vraie réciprocité dans l’ouverture des marchés et la protection de la propriété intellectuelle. Quoi qu’il en soit, personne n’est capable de dire ce qui se passerait en cas de confrontation : l’affrontement se ferait dans l’espace, sur les réseaux, avec des armes souvent nouvelles dont nous ne connaissons pas toujours l’existence et encore moins la portée et les conséquences.

Peut-être aussi n’avons-nous pas su faire une place aux autres puissances émergentes. La Banque mondiale et le FMI ont toujours été gouvernés par des Américains ou des Européens. On aurait pu faire des présidences tournantes, mais on ne l’a pas fait. Il faut à présent reconstruire l’ordre mondial en donnant à la Chine, à la Russie, au Brésil… une place à la hauteur de ce qu’ils pèsent. Donald Trump l’a-t-il compris ? Mais sa brutalité et son imprévisibilité compliquent le jeu.

Emmanuel Macron est président depuis deux ans déjà…

Je ne peux être suspect d’admiration béate, mais je dois reconnaître qu’il a su mener des réformes qui porteront leurs fruits sur le long terme.

En premier lieu, l’éducation, même si les résultats ne se verront pas tout de suite. Le travail de Jean-Michel Blanquer est remarquable. L’actuel ministre a une vision holistique du système d’enseignement, une vision internationale aussi, et il sait dégager avec lucidité des priorités pour ensuite agir avec pragmatisme. Nous sacrifions chaque année 20 % d’une classe d’âge, qui sort du système secondaire sans diplôme. C’est dramatique, car ce sont eux que le chômage frappe en premier.

La modernisation de la fonction publique devrait être considérée comme une priorité nationale.

Beaucoup a été fait ensuite en matière de simplification du droit du travail, des contrats et des barèmes d’indemnisation, même s’il faut attendre encore la décision de la Cour de cassation sur ce dernier point. Ces réformes vont dans le bon sens: dans un monde où l’agilité des entreprises est la clé de la compétitivité, un système ossifié et imprévisible ne pouvait plus convenir. Seule réserve : il aurait sans doute fallu engager de manière plus constructive les syndicats réformistes.

Enfin, en matière d’indemnisation du chômage, la direction prise est la bonne : j’admire le courage d’Édouard Philippe et de Muriel Pénicaud, qui ont su soulever des non-dits désastreux à ce sujet. Il était urgent de créer de vraies incitations à travailler.

Quels sont alors vos points de désaccord avec le chef de l’État ?

Sa gestion de la sortie de crise des Gilets jaunes a été coûteuse. Dans certains incendies, l’eau fait davantage de dégâts que le feu ! Répondre à la crise par davantage de redistribution, alors que nous sommes déjà la société la plus redistributive d’Europe et sans doute du monde (la France, c’est 1 % de la population mondiale et 10 % des transferts sociaux), estompe la priorité de notre pays qui doit être de réduire les inégalités d’accès à l’éducation, à l’emploi, à la santé, à la sécurité, aux services sociaux, dont les inégalités de revenus ne sont que la conséquence.

Le redressement de notre compétitivité passe par la baisse de la dépense publique et des impôts sur la production.

Je veux bien admettre, comme le rappelle Olivier Blanchard, que les taux d’intérêt faibles rendent la dette un peu plus soutenable, mais cela ne veut pas dire qu’il faut continuer de la creuser en augmentant la dépense publique de plusieurs dizaines de milliards d’euros chaque année. D’autant que ces dépenses ne sont pas allouées à la recherche de compétitivité mais majoritairement à la dépense courante.

C’est le paradoxe : nous réformons le moins ce qui est au plus près de la main de l’État ! L’État est le principal employeur en France, et ne semble pas s’être imposé une réelle discipline. Même ses promesses sur la réduction du nombre de fonctionnaires, qui déjà n’étaient pas suffisamment ambitieuses, ont connu malheureusement le sort habituel des promesses électorales… La modernisation de la fonction publique devrait être considérée comme une priorité nationale. L’État ne s’applique pas à lui-même les conseils qu’il donne aux autres.

Le président de la République a commencé à corriger, en deux ans, certaines des erreurs commises lors d’un passé récent et à s’attaquer à des tabous auxquels personne avant n’avait osé s’attaquer. Mais il reste beaucoup à faire dans un temps qui nous est compté.

 

Avec l'aimable autorisation du Figaro (publié le 05/07/2019)

Copyright : Virginia Mayo / POOL / AFP

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