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04/07/2022

Lettre à un ami russe

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Lettre à un ami russe
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Dominique Moïsi connaît Dmitri Trenin, l'ancien directeur du Centre Carnegie à Moscou, depuis trente ans. Mais Trenin a pris la parole dans le "New York Times" il y a quelques jours pour défendre la Russie. Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, lui a donc écrit une lettre en réponse dans sa chronique hebdomadaire dans Les Echos. Nous la reproduisons ici.

Cher Dmitri,

C'est à Rome au Collège de défense de l'OTAN que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a près de trente ans. J'y donnais une conférence et tu étais l'un des tout premiers Russes à participer à ce programme, comme invité extérieur. L'URSS avait disparu, l'histoire semblait une page blanche. Tout apparaissait possible, y compris (l'expression sera formulée plus tard) un partenariat stratégique entre la Russie et l'OTAN.

Depuis Rome, nos rencontres ont été multiples, de Moscou où nous donnions tous les deux des enseignements aux députés de la Douma dans une école pour le pluralisme et l'État de droit qui venait d'y être créée, jusqu'à Washington où tu te préparais à prendre la tête du Centre Carnegie à Moscou.

Il y a un peu plus d'un an, je t'avais choisi comme la voix russe dans un cycle de conférences sur Zoom, inauguré par Francis Fukuyama, que j'animais au sein de l'Institut Montaigne. J'appréciais ta modération et ta bonne volonté. Tu n'as jamais été une voix dissidente, mais tu n'étais pas le simple porte-parole du pouvoir. Tu t'étais fixé comme mission d'améliorer la compréhension mutuelle de la Russie et de l'Amérique. Il est clair que cette noble ambition a échoué. Ce n'est pas ta faute bien sûr. Comme tu le dis toi-même, les choses se sont passées très différemment.

Comprends-moi bien, je ne te juge pas

Si j'ai choisi aujourd'hui de t'écrire, et de rendre publique ma lettre, c'est pour réagir à l'entretien que tu as donné il y a quelques jours au "New York Times", et en particulier à ce passage où tu dénonces "ces Russes qui ont pris position contre leur pays, contre leur peuple, et ce en temps de guerre". Comprends-moi bien : je ne te juge pas. Quitter son pays, choisir le chemin de l'exil n'est pas chose aisée, surtout quand on a atteint un certain âge, que l'on n'a plus le temps devant soi pour refaire sa vie ou que l'on est responsable de parents très âgés que l'on ne peut laisser derrière soi. Et la Russie a une culture particulièrement forte, la laisser est un déchirement.

La formule "mon pays est toujours mon pays, qu'il ait tort ou raison", au cœur de ton raisonnement, m'a toujours profondément troublé.

Mais la formule "mon pays est toujours mon pays, qu'il ait tort ou raison", au cœur de ton raisonnement, m'a toujours profondément troublé. Je me sens beaucoup plus proche de l'esprit d'un homme comme Richard von Weizsäcker, l'ancien président de la République fédérale d'Allemagne, qui déclarait le jour du quarantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale : "Le 8 mai 1945 n'a pas été un jour de défaite, mais un jour de libération pour l'Allemagne". C'était la fin de l'emprise nazie sur la terre de Kant, de Goethe et de Beethoven.

Je me suis souvent demandé ce que j'aurais fait sous le régime de Vichy, si je n'avais pas eu la chance d'une naissance après-guerre (au-delà de la difficulté à survivre en portant mon patronyme) ? Et je suis arrivé très tôt à la conclusion que je serais parti, idéalement à Londres, pour rejoindre le général de Gaulle. Si cela n'avait pas été possible, je me serais, comme Vercors, enfermé dans le silence, pour ne pas être obligé à mentir au monde et à me mentir à moi-même

Toi pourtant, tu n'es pas dupe, tu as accès à l'information

La Russie de Poutine n'est ni l'Allemagne de Hitler ni la France de Vichy mais elle n'est pas, elle n'est plus, un pays "convenable". L'a-t-elle jamais été récemment, à l'exception de sa période de lutte contre le nazisme ?

Mais en tant que petit-fils d'un homme né à Odessa à la fin du XIXème siècle, j'aime profondément la Russie : celle de Pouchkine, de Tolstoï, de Chostakovitch. Cette Russie n'a rien à voir avec la Russie actuelle dont le comportement voyou et criminel de ses dirigeants, apparaît toujours plus clairement depuis le 24 février.

Pour aller à l'essentiel, elle est devenue un pays indéfendable, surtout pour une personne cultivée, ouverte sur le monde et qui a accès à l'information, et pas seulement à la propagande, comme toi. Tu n'es pas dupe de ce qu'est devenue la Russie, tu ne peux pas l'être.

Quand ton pays vise délibérément un centre commercial avec des missiles de grande précision, pour faire le maximum de victimes civiles, il veut faire la preuve de son implacable et durable détermination. Alors que pour le maître du Kremlin, l'Occident impérialiste perdra de sa superbe et affichera la réalité de ses divisions lorsque l'hiver et l'épreuve du froid se feront sentir.

Cette Russie cynique et dévoyée peut-elle encore être ton pays ?

Cette Russie cynique et dévoyée peut-elle encore être ton pays ? Quand on ne peut ou ne veut pas dénoncer l'innommable, il faudrait avoir la décence de se taire.

La Russie est en train de redevenir le pays de Staline

À la fin des années 1980, un autre de mes amis russes m'avait parlé lors de nos promenades dans le quartier de l'Arbat à Moscou - il n'y avait pas de micros à l'extérieur des bâtiments - de ce qu'il désignait comme son compromis intérieur. Il n'allait pas défendre son pays en privé comme il le faisait en public. Il gardait pour lui ses réserves et ses critiques, mais son silence était la preuve qu'il partageait mes interrogations et mes doutes sur l'état présent et l'avenir de l'URSS. Mais l'URSS de Brejnev, sans parler de celle de Gorbatchev, était presque "civilisée" comparées à ce qu'est en train de redevenir la Russie sous le double impact de la guerre et de Poutine : le pays de Staline ? Ne sens-tu pas monter l'irrésistible progression d'un national fascisme qui entraîne toute notion de décence sur son passage ?

Ne crains-tu pas qu'un jour des historiens, tes enfants ou tes petits-enfants ne se demandent de manière critique, ce que tu faisais quand la violence et le mensonge s'imposaient avec toujours plus de force dans ce pays que tu t'acharnes encore à défendre avec complaisance, alors qu'il est devenu indéfendable ?

Je ne veux pas te blesser par ma description sévère - et juste, j'en ai bien peur - de ce que la Russie est devenue. Mais j'ai pensé, au nom de notre longue amitié, que je devais te dire ce que j'avais sur le cœur.

 

Dominique Moïsi

 

Avec l'aimable contribution des Echos, publié le 03/06/2022

 

Copyright: KUDRYAVTSEV / AFP

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