En second lieu, les chefs d’entreprise ou d’autres responsables que l’on peut identifier à ce que l’on appelait jadis la "Turquie blanche" (les élites urbaines laïques) ne souhaitent pas un isolement de leur pays ; ils ne préconisent pas la politique du pire vis-à-vis d’Erdogan. Ils portent au crédit du Président Macron sa détermination à maintenir une relation personnelle avec son homologue turc. Ils préfèrent que l’Europe et les Etats-Unis gardent le contact, tentent d’éviter des dérives possibles encore plus grandes de la part de leur président turc. En effet, ce dernier menace à nouveau de renvoyer les réfugiés syriens en Europe ; il évoque la légitimité pour la Turquie d’un accès à l’arme atomique, tout en paraissant complètement incapable de faire face à la détérioration de la situation économique. Le risque de fuite en avant est réel.
Il faut d’ailleurs observer que l’administration Trump semble pour l’instant privilégier la patience stratégique : les sanctions très fortes qui devaient suivre l’achat des S-400 ne sont toujours pas en place ; un accord, modeste certes, a été trouvé entre Américains et Turcs pour une zone de sécurité, avec patrouilles communes, à la frontière entre la Turquie et le Nord-Est syrien (l’autre cauchemar de M. Erdogan).
Que doivent faire les Européens ? Lors du séminaire de l’Institut du Bosphore, ni l’Ambassadeur de France à Ankara, Charles Fries, ni le vice-Ministre turc aux Affaires européennes, Faruk Kaymakci, n’ont dissimulé l’ampleur des désaccords. Du point de vue européen, les récents forages opérés par la Turquie au large de Chypre aggravent un contentieux déjà marqué par la remise en cause très profonde des libertés en Turquie et le virage stratégique pro-russe au détriment du système de défense de l’OTAN. Du côté turc, l’Europe est perçue comme soutenant les Kurdes en Syrie et n’aidant pas suffisamment la Turquie pour l’accueil des réfugiés. Le ressentiment lié à une mauvaise réaction de l’Europe au moment du coup de juillet 2016, au refus d’extrader des "gülenistes" supposés avoir participé au coup d’Etat ou encore aux récentes positions de l’UE (solidaire avec Chypre sur l’affaire des forages) s’ajoute aux récriminations sur la question arménienne.
D’où finalement une situation étrangement en demi-teinte : le moment n’est propice à aucune grande avancée ou initiative ; mais il est opportun de se préparer, pour le cas où un nouveau contexte se présenterait. Cette dernière hypothèse, sous une forme ou sous une autre, avec ou sans Ekrem Imamoglu, devient plus plausible qu’auparavant. La piste à privilégier n’est évidemment pas de ressusciter la perspective d’une adhésion de la Turquie. D’autres options – concentration sur certains chapitres, modernisation de l’accord douanier, statut de partenariat d’un type nouveau, compte-tenu notamment des conséquences du Brexit – méritent d’être explorées pour entretenir la flamme.
Copyright : Ozan KOSE / AFP
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