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30/11/2020

L'Éthiopie ou le risque d'une balkanisation du conflit, en pire

L'Éthiopie ou le risque d'une balkanisation du conflit, en pire
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Ces dernières années, l'Éthiopie a été montrée en exemple pour son essor économique sans précédent en Afrique. Aujourd'hui, le pays est au bord d'une guérilla qui pourrait s'éterniser et bouleverser tous les pays de la région.

L'Afrique s'était plutôt bien sortie de l'épidémie de Covid-19. Mais en cette fin d'année 2020, ce n'est pas tant le virus qui la menace que la folie des hommes. La guerre est de retour dans le géant de la Corne de l'Afrique. L'Éthiopie était pourtant au cours des dernières années devenue une source de fierté et d'espoir pour le continent africain tout entier. En 2019 son Premier ministre, Abiy Ahmed, s'était vu attribuer le prix Nobel de la paix, pour avoir mis fin au conflit avec l'Erythrée. Le pays le plus peuplé du continent après le Nigeria, avec 108 millions d'habitants (dont 60 % âgés de moins de 25 ans) était aussi celui qui avait connu la croissance économique la plus élevée, avec près de 10 % par an depuis une décennie. L'Éthiopie était pris pour modèle par tous les observateurs qui s'élevaient contre l'Afro-pessimisme et mettaient en avant les cartes positives du continent africain, en dépit de ses divisions ethniques, du réchauffement climatique, et des conditions économiques du plus grand nombre.

"Plus égaux que les autres"

Tout ceci, hélas, semble déjà appartenir au passé. Depuis le 4 novembre 2020, l'Éthiopie a basculé dans une guerre civile qui pourrait, au pire, se transformer en guerre régionale. Au lendemain des élections américaines - profitant peut-être du fait que l'attention du monde, était plus encore que d'habitude, détournée de l'Afrique - les forces fédérales Éthiopiennes ont lancé une offensive contre les "rebelles" de la province du Tigré au nord du pays. Le prix Nobel de la Paix, derrière son apparence de réformiste et de démocrate, n'était-il "qu'un homme qui voulait être Roi" ?

L'Éthiopie était pris pour modèle par tous les observateurs qui s'élevaient contre l'Afro-pessimisme et mettaient en avant les cartes positives du continent africain.

Les divisions ethniques, bien réelles, ont-elles été utilisées par lui comme une arme politique ? En Éthiopie, les Oromos représentent 35 % de la population, les Amharas, sur lesquels s'appuie le Premier ministre Abiy Ahmed 28 %, et les Tigréens "rebelles" ne sont qu'un peu plus de 6 %. Mais leur poids politique est très supérieur à leur nombre.

Ayant contribué de manière décisive au renversement de la dictature communiste, puis ayant exercé le pouvoir en Éthiopie pendant deux décennies, ne se sentaient-ils pas "plus égaux que d'autres".

Un comportement qui a suscité le ressentiment des autres ethnies, et la frustration de la province du Tigré lorsque le pouvoir leur a échappé au niveau national avec la victoire électorale d'Abiy Ahmed à Addis Abeba en 2018.

La région du Tigré s'accrocherait-elle au statut fédéral du pays, maintenant qu'elle ne le contrôle plus ? Le report d'élections régionales qui devaient se tenir cet été - officiellement pour cause de Covid-19 - a été vu par les dirigeants de la province comme un prétexte pour revenir sur le statut fédéraliste du pays. La Constitution Éthiopienne ne stipule-t-elle pas que chaque région a le droit à l'autodétermination et peut même faire sécession de manière certes pacifique ? La minorité qui soutient l'actuel Premier ministre - les Amharas - voudrait-elle abolir le système fédéral en faveur d'un système beaucoup plus centralisé ? En France on évoquerait - à tort car il n'y a pas de divisions ethniques dans notre pays - l'opposition entre Jacobins et Girondins.

Une future guérilla

Ce qui est certain, c'est que divisions ethniques et projets politiques rivaux s'entremêlent dangereusement en Éthiopie. On risque de se retrouver dans une logique d'escalade de la violence qui rappelle la vendetta : chaque ethnie voulant prendre sa revanche, chaque massacre en entraînant d'autres. Dans ce contexte, tous les ingrédients sont réunis, comme le souligne l'ONU, pour une catastrophe humanitaire. De 1974, le renversement d'Haïlé Sélassié, à 1991, la chute de la "dictature rouge" qui lui a succédé, l'Éthiopie a connu guerre et famines, responsables de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes.

Les leçons de l'Histoire récente n'ont-elles pas suffi ? On n'a pas trouvé hélas de vaccins contre la tentation toujours présente du retour des guerres civiles, sinon des nettoyages ethniques.

Le pouvoir fédéral, en se lançant dans l'offensive contre le Tigré et en venant de s'emparer de sa capitale Mekele, a-t-il surestimé sa force et sous-estimé la résilience de ses adversaires ? Défaits à Mekele, les rebelles pourraient revenir, dans les montagnes qui entourent leur capitale, à une guerre de guérilla comme ils l'avaient fait avec succès il y a plus de trente ans contre la dictature communiste.

On risque de se retrouver dans une logique d'escalade de la violence qui rappelle la vendetta : chaque ethnie voulant prendre sa revanche, chaque massacre en entraînant d'autres.

L'Éthiopie a été considérée comme une force de stabilisation dans la Corne de l'Afrique : un statut qui vaut à sa capitale Addis-Abeba d'être le siège de l'Union africaine qui exerce au nom de l'ONU des opérations de maintien de la paix en Somalie, au Soudan et au Sud Soudan.

Mais qui va imposer la paix en Éthiopie, si son Premier ministre Abiy Ahmed perd son pari de remporter une guerre rapide ? Se pourrait-il que l'Éthiopie soit sur le point de devenir pour l'Afrique d'aujourd'hui, l'équivalent de ce que fut la Yougoslavie pour l'Europe aux débuts des années 1990 : un pays au bord de la désintégration ?

Avec certes une différence majeure : dans les Balkans, le conflit ne s'est pas élargi au-delà des frontières de l'ex-Yougoslavie. Dans la Corne de l'Afrique, les risques sont plus grands. L'Éthiopie n'a pas l'Union européenne à ses frontières, mais un pays comme l'Erythrée, qui a fait partie de l'Éthiopie et qui a de très mauvaises relations avec la province du Tigré qu'elle jouxte. La capitale de l'Erythrée, Asmara, a été visée à plusieurs reprises par des roquettes tirées depuis le Tigré.

De plus, 40 000 Éthiopiens ont trouvé refuge au Soudan, un pays qui n'est absolument pas préparé à les accueillir. Le seul acteur étatique qui pourrait se réjouir de la montée des tensions en Éthiopie est l'Égypte, son grand rival pour le contrôle des eaux du Nil.

Y aurait-il une "malédiction du prix Nobel de la paix" comme il existe une "malédiction du pétrole" ? De Myanmar à l'Éthiopie, d'Aung San Suu Kyi à Abiy Ahmed, la récompense suprême monte-t-elle à la tête de certains de ses récipiendaires, leur donnant un sentiment d'impunité et de puissance qui peut mener à tous les excès, à toutes les imprudences ?

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 29/11/2020)

Copyright : EDUARDO SOTERAS / AFP

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