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23/10/2017

L'éternel décalage du couple franco-allemand

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L'éternel décalage du couple franco-allemand
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Hier, la France était trop faible pour l'Europe aux yeux des Allemands. Aujourd'hui, l'Allemagne nous paraît trop frileuse face aux ambitions d'Emmanuel Macron. Pourquoi n'arrivons-nous jamais à synchroniser nos visions ? 

Il y a sept mois - presque un siècle en termes émotionnels -, l'Allemagne avait peur pour la France. Et si Marine Le Pen arrivait au pouvoir ? Cette hypothèse obsédait nos amis allemands. Aujourd'hui, au lendemain des élections qui viennent de se tenir outre-Rhin, il serait très exagéré de dire que les rôles se sont inversés et que c'est désormais la France qui a peur pour l'Allemagne. L'extrême droite, en dépit de la percée spectaculaire de l'AfD, est loin d'être aux portes du pouvoir. 

L'Allemagne n'est pas l'Autriche. Mais les élites allemandes et françaises se retrouvent dans une préoccupation commune. Et si l'Allemagne n'était plus capable de saisir l'ouverture exceptionnelle que constitue pour l'Europe le "moment Macron" ? Hier, ce n'était pas l'Allemagne qui était trop forte : c'était la France qui était trop faible. Aujourd'hui, ce n'est pas la France qui est trop ambitieuse pour l'Europe, c'est peut-être l'Allemagne qui ne l'est pas ou ne l'est plus assez. Hier, les Allemands se désespéraient de l'incapacité de la France à se réformer à l'intérieur et à comprendre sur le plan européen l'évidence du "fédéralisme" comme ambition et comme méthode. Et voilà qu'arrive à l'Elysée, au son de l'hymne européen de Beethoven, un président volontariste et philosophe - disciple de Paul Ricoeur et qui s'exprime comme le philosophe allemand Jürgen Habermas - parlant de "souveraineté européenne", comme ce dernier parlait de "citoyenneté européenne". 

"Et si, cette fois-ci, c'était l'Allemagne qui n'était pas prête à suivre l'audace française ?"

Entre un président français à l'aube de son pouvoir et une chancelière d'Allemagne au crépuscule du sien, un équilibre harmonieux peut-il être enfin trouvé ? Et si, cette fois-ci, c'était l'Allemagne qui n'était pas prête à suivre l'audace française ? Ce n'est pas seulement une question de "gros sous". Certes, il existe bien des réticences allemandes à l'idée de mutualisation des risques, qui semble à certains, vue de Berlin, comme une traduction moderne du concept de "l'Allemagne paiera". Mais entre l'enthousiasme et l'audace désormais portées par Paris et la prudence et le pragmatisme défendus par Berlin, il y a un décalage qui ne doit surtout pas se transformer en fracture, sinon en fossé. Vu d'Allemagne, tout se passe-t-il comme si "la mariée était trop belle", ou tout du moins arrivait presque trop tard ?

En pleine campagne pour les présidentielles en France, Marine Le Pen avait eu cette formule : "De toute façon, les Français demain seront dirigés par une femme : moi ou la chancelière d'Allemagne." Avec le recul du temps, la provocation fait sourire. Marine Le Pen est presque devenue un "détail de l'histoire", et Angela Merkel demeure la sage et expérimentée chancelière d'Allemagne, mais elle n'est plus en capacité de dicter le tempo de l'Europe.

"Il existe aujourd'hui comme un double décalage,
émotionnel et structurel, entre la France et l'Allemagne"

Comment expliquer une telle absence de "synchronisation" entre les calendriers émotionnels de la France et de l'Allemagne ? Ne pourrions-nous pas, une fois au moins, être enthousiastes et confiants non seulement ensemble, mais en même temps ? De fait, il existe aujourd'hui comme un double décalage, émotionnel et structurel, entre la France et l'Allemagne. Le pays d'Angela Merkel, globalement satisfait de lui-même - en dehors de la question de l'afflux des réfugiés, qui a coûté bien des voix à la coalition des partis au pouvoir hier -, n'est pas désireux de transformer le statu quo existant. Pourquoi changer une politique qui gagne ? 

La France, à l'inverse, sent que "c'est maintenant ou jamais", pour elle comme pour l'Europe. Si elle ne se montre pas capable de se réformer en profondeur et d'appliquer son énergie à l'approfondissement et l'ajustement de l'Union, ce sera trop tard. L'histoire s'accélère autour de nous, du Brexit à la Catalogne. Si la France "rate ce moment", elle ne pourra plus revenir dans le jeu européen, et l'Europe ne pourra plus revenir dans le jeu mondial. Face à la dérive américaine, l'Europe ne peut prétendre être un modèle si elle n'est pas un acteur.

"En matière de sécurité et de défense, Paris et Londres partagent une culture commune
à laquelle il sera extrêmement difficile d'associer les Allemands"

C'est précisément sur les questions de défense et de sécurité - qui sont désormais au premier plan des préoccupations européennes - qu'il existe plus que des nuances entre l'Allemagne et la France. On peut parler même de divergence structurelle entre les deux pays non pas en termes d'identité mais en termes de culture. Sur le plan identitaire, une majorité des Français et des Allemands - et ce contrairement aux Britanniques - se sentent profondément européens. Quand ils critiquent l'Union, c'est au niveau de ses performances. Les Britanniques, eux, dénoncent avant tout l'essence du projet européen. A l'inverse, en matière de sécurité et de défense, Paris et Londres partagent une culture commune à laquelle il sera extrêmement difficile d'associer les Allemands. 

Il y a certes aujourd'hui plus que des nuances entre Londres et Paris. Ainsi, les Britanniques, comme humiliés par le nouveau président américain, se comportent-ils de manière plus critique et distante à l'égard de Washington, alors même qu'ils ne conçoivent pas d'alternative européenne à l'Otan. A Paris, c'est l'inverse : Washington semble plus proche, alors même que l'Otan demeure encore un peu plus lointaine. L'explication tient peut-être au fait qu'Emmanuel Macron, de façon très "gaullienne", voit l'Amérique éternelle derrière son incarnation actuelle. De Gaulle voyait la Russie ou la Chine au-delà de leur incarnation par Brejnev ou Mao Tsé-toung. Le président français est peut-être, aussi, convaincu que personne ne peut résister à son charme... pas même Donald Trump.

Alors que la crise entre Madrid et Barcelone s'approfondit sous nos yeux jusqu'à devenir une réelle menace pour l'intégrité de l'Europe, la relation franco-allemande est plus que jamais le pilier du projet européen. Pour peu que Paris et Berlin soient sur le même tempo.


Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 23 octobre).

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