En fait, les votes récoltés par le parti à lui seul s'élèvent sans doute à 40 %, et sont peut-être même inférieurs à cela. Il est important de noter qu'il n'y a pas eu beaucoup de votes croisés entre les blocs électoraux. Pourtant, il y a eu des divergences entre le bloc public de l'AKP et le MHP, ce dernier semblant avoir siphonné les votes du premier lors des élections au conseil municipal. Cela ne fait que renforcer le constat selon lequel M. Erdoğan est de plus en plus redevable au dirigeant du MHP, M. Bahçeli. De plus, la répartition démographique des votes suggère que l'AKP n'a plus le soutien des jeunes générations, et la tendance séculaire à la baisse du vote des jeunes, détectée pour la première fois lors du référendum de 2017, poursuit sa chute.
Malgré le fait que les grandes villes aient fait appel à l'alliance de l'opposition nationale (composée du CHP et du Parti nationaliste AIPI - le Bon Parti), et que le CHP ait fait des incursions au cœur de l'Anatolie, les divisions électorales restent en grande partie fixes. Le pays compte trois grands blocs électoraux sociologiques. Les Kurdes, l'Anatolie conservatrice, et les régions côtières, qui sont plus ouvertes sur le reste du monde, même si elles demeurent au fond très nationalistes. Ces blocs se distinguent les uns des autres par leur style de vie, leur idéologie, leur relation à la religion et leur approche du problème kurde. Les partis ont l'appui de groupes électoraux engagés et fidèles.
Cette réalité montre qu'à l'avenir, les résultats des élections nationales seront déterminés par les centres métropolitains, dont les électeurs délaissent l'AKP et où les groupes aux préférences pragmatiques et donc potentiellement changeantes sont quelque peu libérés des politiques identitaires. Reste à savoir si les plus fidèles partisans de l'AKP parmi les pauvres des villes, qui bénéficient de l'économie caritative créée par le parti, seraient prêts à changer d'allégeance lorsque les réseaux clientélistes des grandes villes seront contrôlés par l'opposition. Il est probable que l’opposition continuera à les aider....
Enfin, les élections ont également permis à un homme politique jusqu'alors relativement inconnu d’entrer en force sur la scène politique nationale. Le candidat du CHP au poste de maire Ekrem Imamoğlu, a surpris la plupart des observateurs électoraux avec sa campagne disciplinée, son approche positive, son calme, sa persévérance, sa capacité à former des coalitions et à envahir des circonscriptions auparavant impénétrables qui, jusqu’alors, demeuraient fidèles à l’AKP. Il a également géré l'agitation post-électorale des comptages et des recomptages à Istanbul avec calme, mais avec détermination. Il est resté en contact avec diverses circonscriptions, a tenu bon et a essayé d’affirmer clairement qu'il est bel et bien le maire élu d'Istanbul. Les sondages indiquent que les électeurs de l'AKP ne partagent pas l'hystérie qui gagne la direction de leur parti, les médias ayant permis de faire émerger de nouvelles figures politiques et ne favorisant pas une autre élection.
En attendant la décision du Conseil électoral supérieur d'Istanbul, la Turquie se trouve à la croisée des chemins. L’un de ces chemins conduira le pays à un rétablissement progressif des principes et processus électoraux et démocratiques, et éventuellement à un remaniement de la carte électorale. L'autre conduira à l'affaiblissement aggravé de l'institution qui confère sa légitimité à la démocratie turque, des élections et du caractère sacré de l'urne. Ce chemin serait une impasse. Reste à savoir si ces élections - et en particulier la perte du grand patronage et des machines à rente comme Istanbul et Ankara - mineront ou non le soutien électoral de l'AKP, si le premier chemin est emprunté.
Il n'est cependant pas imprudent de suggérer que ces élections marquent le début d’une nouvelle ère dans la politique turque - pour le meilleur ou pour le pire.
Copyright : BULENT KILIC / AFP
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